Chapitre 1: Dilemme

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Kani avait le cœur lourd. Lourd comme jamais il ne l'avait été. Plus que lorsqu'il s'était écrasé, seul dans une contrée hostile pullulante de bêtes sauvages sans grand espoir de survie. Plus que lorsqu'il avait demandé au Père Élevé de lui donner la main d'Aynalem. Cette lourdeur poignante était sans commune mesure. Elle était à deux doigts de lui briser le cœur mais il avait fait son choix. Ou plutôt, il n'avait pas le choix...

Quand il n'y avait plus qu'une seule alternative possible, pouvait-on encore parler de choix ?

Il serrait la rambarde au point que ses mains en tremblaient. Du vaste balcon du palais du Shedim Kombelo, son regard morne et vide se perdait dans le jardin luxuriant de la demeure. Il faisait chaud. L'air était humide. Épais et sucré comme de la mélasse, il était saturé des parfums capiteux et entêtant des fleurs rares plantées à proximité. Le lys noir lunaire et son parfum métallique aux touches d'épices orientales. La rose dorée du désert blanc aux effluves douces à mi-chemin entre la menthe et le bois de santal. Beaucoup d'autres senteurs qu'il aurait pu nommer une à une en détricotant le lourd tissu odorant qui recouvrait le jardin.

Ne crains rien, car les justes seront toujours victorieux...

Il leva les yeux vers les étoiles, et regretta qu'elles parussent si lointaines. Dans sa chambre méditatoire, le plafond télescopique les rendaient plus proches et plus vives. Presque à porter de main. Il aurait tant aimé y être. Contempler les constellations l'apaisait. Toujours. Car quelque part, là-haut, un être infini veillait sur lui. Souvent, il s'était surpris à penser que ces constellations n'avaient été mises là que pour soutenir sa foi. Semblables à des lettres formant les mots d'une langue éternelle. Un éveil à un suprême encouragement.

Les criquets grésillaient joyeusement dans la nuit en contre-bas et des papillons de nuit virevoltaient gourmands, autour des lampes sphériques en suspension. Leur douce lumière immaculée se diffusait paisiblement sur le feuillage fourni des arbres ; palmiers, manguiers et beaucoup d'autres espèces différentes ; ainsi que sur les dalles des chemins en pierre marquées d'une vieille armoirie légèrement effacée. La lune, haute, toute en rondeur et en brillance, luisait telle une perle de lumière perdue dans les profondeurs d'une mer sombre et sans vague.

Dans cette vie ou dans la suivante, ils seront toujours victorieux... murmura-t-il.

Dans son dos, au milieu de la rumeur joyeuse de la fête et de la musique aux rythmes ancestraux, Kani reconnut des bruits de pas familier. Du coin de l'œil, il vit une grande et massive silhouette qui sortit sur le balcon. Un collier de coquillages immaculés jurait sur la peau noire de l'homme qui s'était approché. Il semblait dans la force de l'âge, bien qu'il sût qu'il avait déjà plus d'une centaine d'années. Sa peau éclatante, marqué de quelques ridules au coin des paupières et de la bouche, était plus sombre que la sienne. Il était coiffé d'un kufi assorti à une tunique traditionnelle à col rond recouverte de motif doré et d'un pantalon noir cintré. Un ruban doré remontait du rebord de sa manche droite jusqu'à un symbole brodé au niveau du cœur. Un Cercle de l'Univers mordoré.

Sa voix de stentor couvrit les bruits de la fête alors qu'il s'écriait en lui assenant une amicale mais ô combien douloureuse bourrade dans le dos :

— Kani ! Mon cher Kani ! Pourquoi restes-tu seul dans ton coin à broyer du noir. C'est un jour de fête ! alors cesse de faire ton cochon et viens t'amuser !

Kani rattrapa in extremis ses lunettes alors qu'elles tombaient déjà dans les feuillages en contrebas :

— Ningsi... murmura-t-il sombrement en rechaussant ses lunettes. Je...

— En plus tu as encore plus de raisons de te réjouir que moi. Permets-moi de te féliciter à nouveau pour tes deux petites crevettes. C'est une grande bénédiction que le Seigneur des Mondes t'a accordée là.

— Merci...

— Ah, lâcha-t-il dans un soupir. Ces petits êtres innocents viennent de faire leur entrée dans ce monde dévasté, si sombre et si...

— Ningsi, coupa-t-il avec un sourire maussade. Depuis l'Éveil, les hommes ont vécu dans les ténèbres. Que ce soit dans les périodes de paix ou de guerre, lors des âges fastueux ou obscurs. Il en a toujours été ainsi car les ténèbres sont ici.

Kani posa son index sur son cœur.

— Nous, parents, avons pour mission de les protéger et de les guider afin qu'ils deviennent des flambeaux, que de leurs propres ailes, ils puissent voler avec assurance dans ce ciel obscur...

— Je vois que tu y as déjà bien réfléchi... Tu feras un bon père... mais comme tu le sais, les ténèbres sont aussi là-bas.

Ningsi pointa du doigt le jardin mais Kani savait bien qu'il désignait le monde entier.

— De plus en plus épaisse... De plus en plus étouffantes. Je le perçois dans l'atmosphère. Les choses ne vont pas en s'améliorant. Et tu le sais encore mieux que moi... et les ténèbres... leur densité n'a cessé de fluctuer au cours des âges mais je crains désormais qu'elles engloutissent toute lumière...

— Les justes seront toujours victorieux, Ningsi...

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Voilà, j'espère que ce chapitre vous aura plu. N'hésitez pas à laisser des commentaires sur vos impressions et de voter ! 

Merci encore pour votre temps, cher(e)s wattpadien(ne)s !

Ignemshirs - Tome 1 :  Fils des Cendres (ANCIENNE VERSION)Where stories live. Discover now