Livre II : Chapitre 36
Les nouvelles qu'apporta Elyra étaient pires que mauvaises.
Dès son arrivée, ils pouvaient pressentir que quelque chose n'allait pas, à son agitation et sa fébrilité ; ses cheveux, d'habitude si soignés, se rependaient en mèches frisées sur ses épaules, et son pas gracieux de danseuse était trop empressé. L'enchantement qui la transporta de retour sur l'île les aveugla un moment dans une lumière dorée, puis elle apparut, les pieds dans l'herbe, et courut vers eux.
Ils la mirent rapidement au courant des évènements qui étaient arrivés à Eleuth durant son absence. S'ils n'avaient essuyé aucune attaque pour l'instant, ils avaient remarqué qu'un nombre de soldats trop important pour être naturel se réunissait dans l'île la plus proche d'Eleuth, un îlot déserté et trop petit pour contenir la moindre habitation surnommé l'île Polemos. De toute évidence, Drake y envoyait ses effectifs pour aller vérifier la véracité des propos de l'espion. Pourtant, à leur grande surprise à tous, il n'avait encore lancé aucune attaque.
Les élèves restés à l'Académie avaient l'interdiction formelle de quitter Eleuth jusqu'à nouvel ordre. Toutes activités avaient été suspendues, cours y compris, et tous les professeurs s'étaient réunis pour procurer conseils de dernière minute aux videntis ; Zale, Cave et Markus étaient débordés à entraîner les étudiants à manier les armes, s'occuper de leurs dragons ou encore contrôler leurs capacités télékinésiques. Comme le soir commençait à tomber, on leur avait demandé de rejoindre leurs chambres respectives, mais Lym, Larrow, Shay et Kosh avaient été autorisés à rester jusqu'au retour d'Elyra. Lorsqu'elle apparut dans une grande lumière dorée et accourut vers les racines du chêne géant sur lesquelles ils étaient assis, ils surent immédiatement qu'il y avait un problème. À ses manières empressées, l'odeur de cendres et de fumée qui se dégageait d'elle et la panique dans ses grands yeux sombres, on voyait immédiatement que quelque chose clochait.
- Lyra ! s'écria Lym en la prenant dans ses bras. Tu as été là-bas une éternité ! Que s'est-il passé ?
En la serrant contre elle, elle pouvait sentir à plein nez la senteur de feu et de mort qui l'avait enveloppée, remplaçant son agréable parfum habituel de caramel et de mandarine. Kosh prit sa place pour prendre Elyra dans ses bras si fort qu'il sembla sur le point de l'étouffer, fourrant son visage dans ses cheveux. Elle lui rendit son étreinte avec douceur, puis s'écarta et se tourna vers son amie pour répondre à sa question.
- C'est une catastrophe. Le Conseil a été décimé. Plusieurs membres, dont Lady Akima qui en était la présidente, ont été tués.
Kosh et Lym se couvrirent la bouche d'une main, horrifiés, tandis que Larrow demandait avec empressement ;
- Qui d'autre ? Sir Cassiel ?
- Castiel ? intervint Lym. Genre, Dean et Castiel ?
- Qui ça ? dit Kosh, troublé.
- Cassiel, pas Castiel, corrigea Larrow.
- Sir Cassiel est mort aussi, murmura Elyra. Ou en tout cas, il a disparu. Lady Akima, Sir Cassiel, Sir Livers, Lady Merida manquent à l'appel, même si on n'a retrouvé le corps que de Lady Akima et Sir Livers. Ceux qui ont survécu sans aucun doute sont Sir Meyer, Lady Lin, Sir Giver et Lady Maëlle.
- Génial ! grogna Shay. Père est en vie !
Sous le sarcasme, on pouvait sentir une toute petite pointe de soulagement.
Lym n'avait pas réalisé en entendant les nouvelles d'Elyra que le père de Shay faisait partie du Conseil des Dragomirs, mais elle aurait dû s'en souvenir ; après tout, rares étaient ceux portant les titres de Sirs et de Ladies. Kosh s'empressa de continuer ;
- C'est Drake qui les a tués ?
- Il semblerait. Le reste des Dragomirs étaient en mission, et la plupart vont être occupés à traquer les soldats où à réparer les dégâts de son attaque... Il est doué pour semer la panique, en tout cas. Peut-être quelques Conseillers et Dragomirs pourront-ils venir, mais... Tout de même, c'est le chaos. Rares seront les renforts qui nous seront envoyés en cas de guerre.
Larrow secoua la tête, les lèvres et les poings serrés. Il savait autant qu'eux qu'ils étaient en très mauvaise position et n'auraient certainement pas l'avantage face à l'armée qui commençait à se réunir sur l'île d'à côté. Il se mit à courir vers l'intérieur, sans doute pour informer les professeurs des nouvelles, tandis que les quatre autres gravissaient l'enchevêtrement de racines pour parvenir jusqu'à la cafétéria. Il n'y avait presque personne dans l'endroit qui était d'habitude bondé. Tous les élèves avaient le ventre trop noué pour manger ou bien avaient déjà dîné, malgré l'heure, car ils voulaient se coucher tôt pour être en état de se battre le lendemain.
Ils passèrent prendre quelque chose auprès du Distributeur, mais ils savaient parfaitement qu'ils ne parviendraient pas à avaler quoi que ce soit, puis chacun retourna dans sa chambre. Ils auraient aimé parler, mais savaient aussi que ce ne serait pas des plus aisés avec l'angoisse qui leur tordait le ventre. Avec les boucliers qui avaient étés activés, les Equitem des élèves ne pouvaient plus s'éloigner, confinés dans un périmètre restreint autour de l'île, et leurs cris mélancolique ne faisaient qu'ajouter de la tension auprès des videntis. Le seul moyen de quitter les lieux était par enchantement.
Lym ne se changea même pas. Elle retira sa tenue de Dragomire, se doucha, et enfila une combinaison totalement identique. Malgré sa nervosité, au fond, elle était aussi curieuse, se posant des questions sur ce qui allait se passer le lendemain. Parviendrait-elle à se battre réellement comme dans les livres qu'elle avait lus ? Cette fois, chaque élève s'était vu distribuer une arme à feu en plus de son arme habituelle, et un petit pistolet noir se trouvait à sa taille. Elle était prête pour la bataille qui aurait indéniablement lieu.
Après avoir passé une éternité à se tourner et se retourner dans son lit, elle finit probablement par trouver le sommeil car elle fut réveillée par des rugissements tonitruants à l'extérieur, très différents des plaintes des dragons enfermés. Perçant et aigu, le cri semblait fendre l'air comme une lame de glace.
Elle se redressa d'un bond, tout habillée et prête à se battre, et attrapa son pistolet et son épée. Elle se souvenait encore de la réponse de Markus lorsqu'elle lui avait demandé, des mois auparavant, pourquoi ils utilisaient des armes médiévales. Si on se sert d'armes blanches considérées comme « anciennes », c'est car les balles sont totalement inoffensives contre beaucoup de créatures comme les apophis, Stryges et Neuri. En revanche, contre un caecus ou un Pterok, là, ça peut être utile. Il lui suffisait de connaitre son adversaire pour savoir quelle arme utiliser. Elle sortit de sa chambre, grimpa comme un écureuil sur la grosse branche à laquelle elle était accrochée, puis, courant sur la longue bande de bois, elle se précipita vers l'échelle, qu'elle dévala. Arrivant dans la cafétéria, elle sortit en coup de vent de l'Académie.
Devant l'arbre géant étaient déjà réunis des dizaines d'élèves qui regardaient tous le ciel avec stupeur. Certains étaient en pyjama, les yeux bouffis de sommeil, mais d'autre, alertes et déjà habillés, semblaient avoir attendu les premières attaques avec anxiété toute la nuit. Lym leva le nez à son tour, suivant le regard de la foule, et se figea sur place en découvrant le spectacle qu'ils admiraient tous.
Le ciel noir bleuté piqueté d'étoiles étincelantes, sans le moindre nuage, aurait donné un spectacle magnifique avec ses constellations flamboyantes si une créature n'était pas en train de les survoler. Lym avait l'impression de se trouver sur une nouvelle planète, avec ce ciel magnifique et cette monstruosité qui poussait des hurlements et des chuintements étranges. La bête était immense, avec des ailes gigantesques de chauve-souris, de petits yeux de scarabée profondément enfoncés dans leur orbite, une tête longue et munie d'un bec pointu rappelant celle des ptérodactyles, un dos caparaçonné et de petites pattes de cloporte. À l'arrière, servant de balancier et s'enroulant dans le vide en fouettant l'air, se trouvait une longue queue elle aussi affublée de plaques de carapace noire au bout de laquelle se dressait un dard de scorpion. Il ressemblait à l'ignoble fruit d'une expérience ratée durant laquelle un savant fou aurait mélangé toutes sortes d'espèces sans réfléchir. Mais il avait aussi une sorte de grâce étrange, planant dans le ciel nocturne comme un oiseau de proie. De temps à autres, son bec s'écartait pour laisser échapper un hurlement perçant qui mourait en chuintement d'eau jetée sur du feu.
Larrow arriva en courant aux côtés de Lym, qui regardait la bête survoler Eleuth avec fascination. Si la créature était monstrueuse, il émanait d'elle une certaine majesté presque intimidante.
- Lym ! s'écria Larrow, qui était lui aussi vêtu d'une combinaison de Dragomir, son épée noire ornée d'ailes de dragon à la main. Tout va bien ?
- Qu'est-ce que c'est que cette chose ? souffla-t-elle, les yeux rivés vers la bête en question, incapable d'en décrocher le regard.
- Un Pterok. Redoutables, ces bestioles-là.
Un Pterok... Elle en avait entendu parler. Avec leur dard venimeux et leur carapace épaisse, ces créatures qui ne vivaient qu'à Arcem étaient devenues l'une des mascottes de Drake depuis qu'il s'y était installé. Soudain, la bête fondit en piquet vers la foule d'élèves, qui se mirent à courir en tout sens en poussant des hurlements paniqués. Lym tira son pistolet de sa ceinture. Larrow lui avait un jour dit que les épées étaient très utiles au combat rapproché avec le Pterok, car leurs carapaces paraient les balles, mais qu'il était malgré tout possible de les abattre à coups de feu lorsqu'ils volaient, contrairement aux apophis qui étaient totalement insensibles aux balles.
- Ça ne sert à rien, fit gravement Larrow. Même si tu réussissais à viser les failles de sa carapace, tu ne l'atteindrais pas.
- Tu me fais si peu confiance ? s'offusqua-t-elle, un peu vexée.
Pour toute réponse, son ami indiqua la créature qui continuait de fondre en piquet vers eux.
- Regarde.
Elle leva le nez vers le ciel, et ouvrit de grands yeux abasourdis. Le Pterok avait foncé, ailes déployées et bec pointu en avant, vers Eleuth, mais, alors qu'il était à mi-chemin de les atteindre, il sembla se heurter à un mur invisible.
Émerveillée, elle le regarda se débattre, piquer de son bec le bouclier, dans une pluie d'étincelles rougeoyantes qui sautillaient dans tous les sens à chaque contact entre le monstre et la surface transparente. Il battit des ailes, griffa de ses petites pattes d'insecte, pinça de sa queue de scorpion, mais le dôme restait impassible. Les élèves, comprenant qu'il n'y avait pas de danger, étaient revenus dans la clairière, riant nerveusement pour certains. Soudain, le Pterok parvint à percer un trou dans la carapace. Le bouclier se veina de rigoles blanches et orangées tandis qu'il élargissait le trou en de fougueux coups de bec.
Une véritable cascade d'étincelles se mit à pleuvoir sur l'assemblée, s'engouffrant par la cavité, tandis que le Pterok se frayait un passage vers l'île. Lym adressa un regard incertain à Larrow, mais il avait l'air serein, ce qui signifiait qu'ils ne couraient aucun danger. Effectivement, tandis que la bête perçait férocement la carapace qui les protégeait, les bords du trou qu'il avait creusé se mirent à émettre des éclairs orangés. Ils coincèrent le corps du monstre dans le trou béant, l'électrocutant sur place. Il poussa un hurlement à glacer le sang, qui mourut dans sa gorge en un chuintement d'agonie tandis qu'un magma sombre jaillissait de son bec. Du sang. Le bouclier était en train de le tuer à petit feu. Il continua à se débattre silencieusement contre les éclairs, puis il finit par s'immobiliser, inerte, et les rayons blancs s'éteignirent. Le corps du monstre tomba alors en silence jusqu'à l'île, accompagné d'une pluie d'étincelles oranges, et fit un bruit retentissant lorsque son cadavre s'affaissa dans l'herbe. Quelques élèves curieux et particulièrement courageux s'approchèrent de la carcasse, qui nageait dans une mer de sang noirâtre et bouillonnant, acide.
- Le bouclier, souffla Lym avec stupeur. Il l'a tué.
- Les défenses d'Eleuth sont solides, répondit Larrow, qui ne regardait pas le cadavre mais gardait toujours les yeux fixés vers le ciel crépitant de feu et d'électricité. Elles nous protègeront des attaques ennemies. Pour l'instant, du moins. Ce Pterok n'était qu'une sentinelle. J'ignore s'il pourra nous défendre contre des ennemis plus puissants et nombreux.
Comme il gardait les yeux rivés vers le bouclier, elle suivit son regard. À l'endroit où la bête avait été électrocutée, il restait encore une ouverture dans le dôme, dont les contours rougeoyants s'effacèrent lentement pour se fondre dans la nuit. Même s'il était à présent invisible à l'œil nu, il y avait toujours une alvéole dans leur protection.
- Le trou est toujours là, remarqua-t-elle.
- C'était un avertissement. Il peut briser le bouclier.
- Alors pourquoi ne le fait-il pas ?
- Il veut nous pousser à aller le combattre sur l'île voisine, l'île Polemos, en terrain inconnu.
- Parce qu'il a déjà repéré les lieux, devina Lym. Il connait mieux le futur champ de bataille, alors qu'ici, à Eleuth, on est dans notre élément. C'est ingénieux. Et nous, qu'est-ce qu'on va faire ?
- Je pense qu'il vaut mieux y aller. Se battre en terrain inconnu, c'est toujours mieux que dévaster l'île qui nous sert de maison, même si on la connait mieux.
Elle acquiesça. Il devait avoir raison ; après tout, en matière de batailles, c'était lui, l'expert. Il était leur meilleur stratège ; Cave écouterait ses arguments, malgré le peu de sympathie qu'ils lui inspiraient.
Elle repéra Shay et Kosh, qui s'étaient joints aux grappes d'élèves agglutinées autour de la carcasse du Pterok. Ils leur faisaient de grands signes, et ils approchèrent pour les rejoindre. Le cadavre était immense, bien que la bête se fût recroquevillée dans sa mort, et malgré ses os que la chute avait brisés, il gardait une allure majestueuse et digne, avec ses énormes ailes parcheminées veinées de rouge et d'ambre, écartées comme les pans d'une cape. De son long bec pointu s'échappait un magma bouillonnant, d'un pourpre noirâtre, qui venait entacher l'herbe tendre, et dans lequel se reflétaient étoiles et lune. Ses pattes d'insecte, tordues ou cassées, s'étaient refermées autour de son ventre, point faible de sa carapace, et son dard était brisé.
- Vous avez vu comment il est tombé ? demanda Kosh, l'air encore sous le choc.
- J'ai vu, répondit Lym.
- C'était ouf, argumenta Shay en donnant un léger coup de pied dans la carapace brune du Pterok, faisant jaillir un nouveau filet de sang de son bec entrouvert. Bon, là, on est sûrs qu'il est bien mort.
- Où est Elyra ?
- Elle était avec nous il y a un instant. Je crois qu'elle est retournée dans sa chambre.
Autour d'eux, la plupart des élèves avaient déjà commencé à se disperser pour retourner dans leurs chambres, eux aussi. Quelques-uns furetaient aux environs, s'approchant de temps à autres à la carcasse pour la scruter avec scepticisme, de toute évidence effrayés de la voir s'animer soudain pour les attaquer. Le petit Meg, le garçon qui était parti en mission avec Lym et Larrow, était très occupé à tapoter la carapace de la créature du bout d'un bâton moussu ramassé dans les bois.
Ils retournèrent à leur tour dans leurs chambres respectives, et Lym était sur le point d'entrer dans la sienne quand elle entendit un bruit qui ressemblait à un sanglot dans le nid voisin au sien. Après avoir hésité un moment, elle se glissa par la trappe qui la mena à la chambre d'Elyra. Son amie, accoudée à la fenêtre, semblait faire son possible pour retenir ses larmes. Affolée, elle accourut auprès d'elle.
- Lyra ? Tout va bien ?
- Lym ! s'écria-t-elle en essuyant vite l'eau qui ruisselait sur ses joues. Je suis désolée. J'ai craqué.
- Tu es sûre que tu veux participer à la guerre ? demanda doucement Lym. Ils vont demander aux élèves de choisir s'ils vont participer ou pas, demain. Tu n'es pas obligée... Je veux dire, personne ne te jugera si...
Si Lym ne verrait pas une marque de lâcheté de la part de son amie si elle partait, elle-même ne se pardonnerait jamais pareil comportement. Elle avait besoin d'aller sur le champ de bataille, de montrer à Drake ce que leur armée était capable de faire. Mais peut-être que son amie, elle, ne voulait pas de cette vie de combats, ce qu'elle pourrait parfaitement comprendre.
Elle s'assit à ses côtés et lui tapota maladroitement l'épaule en essayant de la réconforter, tandis qu'Elyra secouait vigoureusement la tête.
- C'est pas parce que j'ai cédé deux secondes que je ne veux pas rester. Je veux me battre. Je n'ai pas l'intention d'abandonner. De t'abandonner. D'abandonner Kosh.
Lym eut un léger sourire en serrant son amie contre elle. Celle-ci, pourtant, continuait de fixer tristement le ciel par la fenêtre de sa chambre.
- Je me demandais juste... Comment va-t'on vaincre ces monstres, Lym ? A-t-on la moindre chance ?
Elle ne trouva pas quoi lui répondre, peut-être car il n'y avait pas de réponse. Elle se contenta donc de fixer à son tour le magnifique ciel étoilé sur lequel se déployaient les constellations formées de milliers d'étoiles comme des diamants éparpillés dans une mer noire. Et elle se demanda au passage où pouvait bien être Mar, si elle était vivante et si elle aussi, là où elle était, pouvait voir les étoiles.
(chapitre corrigé ✔)