Livre II : Chapitre 19
Lym arriva en plein milieu des fourrés qui bordaient les maisons des Estrell et des Bluewell, et se faufila hors des ronces et des troncs de conifères qui embaumaient la sève. Une odeur de thé au miel émanait de la maisonnette de la famille de Kosh, mais elle n'avait pas le temps de s'attarder à l'intérieur ; elle avait rendez-vous avec ses amis pour se rendre à Pruinae, la cité de givre, en Alaska. Elle frissonna ; comparée à Eleuth, la clairière qui se situait à l'est de l'Angleterre faisait office de frigidaire, et elle referma prestement ses mains autour de ses bras dans l'espoir de se réchauffer un peu. Ce fut un échec cuisant, mais elle savait que ce n'était rien comparé à l'actuelle température d'Alaska. Elle allait devoir supporter bien pire.
Bien évidemment, comme à son habitude, elle était en retard par rapport à l'heure prévue, mais elle était persuadée de ne pas être la seule ; il était tellement tôt que seul un animal nocturne aurait pu être debout à cette heure et, effectivement, elle ne voyait aucun de ses amis dans les parages.
Marchant d'un pas énergique jusqu'à la maison des Bluewell, elle remarqua immédiatement que les lumières étaient éteintes à l'intérieur ; jetant un coup d'œil par les vitres dépareillées, elle remarqua la chaudière fumante et une unique tasse de thé sur la table, à côté d'une assiette vide qui avait probablement dû contenir des biscuits au chocolat. Biscuits qui avaient été réduits à l'état de miettes. Elle reconnaissait bien là Kosh, mais il n'était de toute évidence plus à l'intérieur. Elle jeta un coup d'œil alentours et son regard fut attiré par un mouvement du côté de la maison des Estrell ; une fenêtre était grande ouverte et, comme il fallait s'y attendre, Shay était perché sur le rebord et s'apprêtait apparemment à sauter. Il portait une veste en cuir noir, les sourcils froncés pour prendre un air concentré, démenti par son sourire malicieux.
Elle marcha vers lui et aperçut Kosh, au pied de la fenêtre, qui l'attendait avec un air nerveux.
- Salut, dit-elle, le faisant sursauter.
Il posa théâtralement une main sur son cœur en faisant un bond en arrière, et souffla doucement en la reconnaissant.
- Par Ladon, Lym, tu vas arrêter, oui ?
- Désolée.
- Salut princesse ! lui cria Shay depuis sa fenêtre en agitant la main avec enthousiasme, son sourire s'élargissant. Comment ça va, Alley ?
- À merveille, Lake, lui hurla Lym en retour, mettant ses mains en haut-parleur autour de ses lèvres.
- Fermez-la ! siffla Kosh, l'air incroyablement inquiet, en tapotant avec insistance l'épaule de Lym. Chuuuut !
Shay pouffa et s'élança du haut de sa fenêtre, tombant gracieusement dans un fourré buissonneux et s'en extirpant avec un peu moins de grâce. Adressant un clin d'œil à Lym, il tapota l'épaule de Kosh à son tour, cette fois comme pour le rassurer.
- On n'est pas morts, Koshy. Et puis, j'ai l'habitude de fuguer.
- On est au courant, bougonna Kosh. Vous allez me tuer, vous deux, à force de prendre des risques comme ça.
- Sinon, Alley, quoi de neuf ? s'enquit Shay.
- J'ai froid, répondit-elle.
- Quel discours impressionnant !
- Amen ! renchérit Kosh.
- Estrell ! ajouta immédiatement Shay.
Il y eut un instant de silence durant lequel ils essayèrent de comprendre pourquoi il venait de hurler son nom de famille sans raison valable, puis Lym le regarda avec stupéfaction.
- Oh, par Ladon. Amen-estrell. Ménestrel. Tu viens de faire un jeu de mots. C'était le plus pourri de l'univers.
- Effectivement, glissa Kosh.
- Il était fantastique, comme moi ! protesta Shay.
- Bon, c'est pas que notre conversation sur les ménestrels m'ennuie, mais j'ai vraiment froid, moi. On va à l'intérieur ? Où sont Larrow et Elyra ?
- Ici !
Elyra arriva derrière eux, vêtue comme eux tous de sa tenue de Dragomire, combinaison légère qui permettait de se battre, de courir et de se fondre dans la foule de par ses couleurs sombres et discrètes. Elle avait l'air un peu essoufflé, et ses cheveux tombaient en cascades frisées sur ses épaules ; un grand sourire soulignait ses fossettes au coin de ses lèvres. Ses deux dagues étaient retenues par sa ceinture à sa taille.
Kosh rougit un peu, et Shay offrit un immense sourire à Elyra.
- Salut Lyra !
- Lyra, Lymie, Koshy, tu aimes vraiment beaucoup trop les surnoms, marmonna Elyra en lui rendant malgré tout son sourire.
- Mais tu n'en as pas encore donné à Larrow, ajouta Lym avec espièglerie.
- Dans tes rêves ! On se déteste ! Et puis, je vais quand même pas l'appeler... Euh... Larrowie ? C'est hideux !
- Effectivement, ne t'avise pas de m'appeler comme ça !
Larrow arriva de derrière un arbre du bosquet qui entourait la clairière. Lym accourut vers lui pour le serrer dans ses bras et il lui rendit son étreinte immédiatement. Elle s'écarta et ils rejoignirent les autres. Avec ses grands yeux clairs, il avait l'air particulièrement éveillé comparé à Kosh et Elyra qui bâillaient sans arrêt pour montrer leur épuisement.
- Larrowie ! s'exclama Shay avec un sourire moqueur.
- Shayichou ! rétorqua Larrow au tac au tac.
- Oh, mais c'est horrible, s'étouffa-t-il, tétanisé, perdant sur-le-champ son sourire.
Lym et Kosh échangèrent une œillade amusée.
- Bon, on y va, ou pas ? demanda Elyra. Shayichou, Larrowie, arrêtez de vous disputer comme des gamins de six ans.
Ils sortirent de leurs sacs des habits chauds, enfilèrent bonnets et manteaux, et prirent soin de cacher sous les pans de leurs habits leurs armes pour ne pas alarmer un éventuel caecus.
Larrow tira la baguette de pierre noire torsadée qu'ils appelaient tous enchanteur mais que Shay s'obstinait à surnommer transporteur de sa poche et se mit à tracer des symboles dans l'herbe, qu'il entoura d'un grand cercle étincelant. Lorsqu'il eut terminé, ils prirent tous place à l'intérieur de l'enchantement, et attendirent que la lumière dorée les submerge.
Avant même d'ouvrir les yeux, Lym sortit des frissons incontrôlables courir sur sa peau ; ses pieds atterrirent sur un sol instable, car recouvert d'une mince couche de givre glissante. Sentant la chair de poule recouvrir ses bras, elle songea qu'elle aurait peut-être dû apporter des habits un peu plus chauds. Elle entrouvrit les yeux, et resta un instant abasourdie face au spectacle qui s'offrait à elle. Elle qui avait pensé croiser quelques caecus aux environs oublia immédiatement toute trace de cette idée. Dans un décor pareil, tout cerveau caecus ferait instantanément un court-circuit.
Les ruelles étaient pavées de blocs qui semblaient avoir été taillés dans le cristal pur, étincelants et transparents, foulés par les passants et les chevaux qui faisaient cliqueter d'un son clair leurs sabots contre le sol à chaque pas. Des calèches blanches tendues de teintures immaculées qui rendaient leurs passagers invisibles passaient dans les rues, tirés par des chevaux ; ceux-ci, d'un blanc de neige, avaient des crinières incroyablement longues d'un bleu glacier qui venaient parfois s'emmêler à leurs pattes pour entraver leur avancée. Ce détail rendait leur cavalcade des plus compliquées mais leur donnait une grâce assez stupéfiante. Les maisonnettes que l'on trouvait entre les rues, faites de ce qui ressemblait à de la neige tassée comme celle des igloos mais qui pouvait aussi être une pierre blanche et polie, avaient un toit rond et lisse, des portes et fenêtres également rondes cachée par des volets et des portes de bois peintes en bleu, et de jolis assemblages de cristaux et de verres qui semblaient avoir poli dans le sel tremblotaient dans le vent faible en laissant échapper de temps à autres un son cristallin en s'entrechoquant. On remarquait les tavernes grâce à leurs enseignes colorées et aux grappes de passants qui se réunissaient devant les vitrines pour s'extasier de tel ou tel objet qu'ils n'auraient sans doute jamais la chance de posséder. Cet ensemble de coloris dans les teintes bleues et blanches donnait à Pruinae un air éblouissant, comme la neige fraîche juste après une tombée de poudreuse qui agressait les yeux de par sa blancheur immaculée.
Mais ce qui la choqua le plus, c'étaient les passants eux-mêmes, et non pas les maisons ou les rues ; elle remarqua un grand nombre de Dragomirs, vêtus de leurs combinaisons sombres – bleu marine, vert émeraude, violet prune ou bien noir d'encre – et emmitouflés sous de gros manteaux, des armes à leur ceinture. Lym, qui n'avait vu comme Dragomirs que les membres de l'Académie et le père de Shay, ainsi que deux ou trois passants venus se réapprovisionner sur l'île, était impressionnée par cette quantité de videntis qui n'étaient pas si différents d'elle. Ils marchaient tous avec le menton relevé, avec une fierté palpable, leurs talons claquant contre les dallages de cristal clair, d'un pas militaire et assuré. Ils étaient tous armés, plus ou moins discrètement. Certains portaient à la vue de tous des armes à leur taille, d'autre avaient des dagues cachées dans leurs manches, bijoux ou même coiffures.
Au milieu de ces Dragomirs, elle voyait des femmes et des hommes, qui auraient peut-être été parfaitement normaux, s'ils n'étaient pas vêtus avec une légèreté déconcertante ; des femmes à l'air gracieux, leurs longues chevelures contrastées – presque blanches ou bien noires – ne portaient que des robes estivales aux couleurs claires malgré l'air glacial, les joues à peine rougies par le froid mordant. Des hommes en t-shirts sans manches et pantalons gris riaient en groupe, leurs traits fins rehaussés par leurs sourires. Ils avaient des mains aux longs doigts fins, et un visage d'une beauté irréelle ; attachés autour de leurs cous ou de leur taille, ils portaient tous de longs manteaux de peau, de couleurs variées dans des tons sombres ou tachetés. Des manteaux en peau de phoque.
Lym regarda autour d'elle avec stupéfaction, en oubliant ses bras couverts de chair de poule.
- Ce sont... des Selkies ? balbutia Kosh, l'air émerveillé.
- Oui, répondit Larrow en adressant un léger sourire à une femme aux longs cheveux blonds, presque blancs, qui lui adressait un regard appuyé, adossée à une calèche arrêtée. Il y en a énormément par ici, cette cité est connue pour être leur capitale.
- Parce qu'elle est entourée par la mer ? devina Lym en jetant une œillade aux longues bandes de plages blanches sur lesquelles s'écrasaient des vagues grises.
Maintenant qu'elle regardait dans cette direction, elle pouvait y voir des dizaines, voire des centaines de phoques occupés à pourfendre les vagues ou à se prélasser sur le rivage par petits groupes, sous le soleil qui dardait ses rayons blancs vers la Terre. Il ne s'agissait probablement pas de véritables phoques, en y repensant.
- En partie, oui.
- Vous n'aviez pas dit qu'il y avait d'autres Êtres aux environs ? s'enquit Shay avec un air déçu. Je ne vois que des Selkies.
- C'est vrai, appuya Elyra, on m'avait dit qu'on voyait des Nyx, Egnas et Stryges par ici...
- Vous écoutez en cours, ou ça vous arrive jamais ? Les Nyx, Egnas et Stryges sont des créatures nocturnes. S'ils sortaient maintenant, ils seraient reduits en poussière ; pour l'instant, ils se reposent. Mais dès la nuit tombée, les rues grouilleront de ces Êtres tandis que les Selkies iront dormir.
Lym continuait de regarder alentours avec émerveillement, ne pouvant pas en croire ses yeux. Elle vit un homme élancé aux pommettes hautes et aux cheveux d'un noir surnaturel marcher avec désinvolture vers la plage, dénouer de ses doigts longs et fins son manteau qu'il s'était attaché autour du cou comme une écharpe, et le mettre en en rabattant un pan sur sa tête comme une capuche. Dès que ce fut fait, ses membres se métamorphosèrent, ses yeux devinrent entièrement noirs, ses jambes vinrent se coller l'une à l'autre et ses mains se muèrent en nageoires. Transformé en un phoque gracile à la fourrure blanche piquetée de gris, il se traîna vers la mer, où il disparut au milieu des flots écumants. Plus loin, elle vit le contraire se produire ; un autre phoque se hissa sur le rebord, s'ébroua comme pour essayer de sécher sa fourrure sombre et se transforma en femme, son manteau à la main, la peau et les cheveux parfaitement secs.
- Et du coup, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda-t-elle, toujours distraite par les Selkies qui ne cessaient de se transformer sans arrêt, détournant son attention.
- Les coordonnées qu'il t'a données indiquent le point où nous sommes arrivés, répondit Larrow. Il y avait aussi l'heure – douze heures.
- Donc midi ? proposa Elyra. Ou minuit.
- Je pensais aussi. Mais je me suis dit que ça n'avait aucun sens, ils ne pourront jamais venir nous parler dans une place publique comme ça. En revanche, j'ai fais des recherches. Il y a un magasin à deux pas d'ici qui s'appelle le Minuit. Je crois que c'est ce qu'indiquait le message.
- Pas bête, approuva Lym. Alors on y va ?
- J'ai aussi fait des recherches sur le magasin, et apparemment, il est tenu par une Nyx. On ne pourra pas y aller avant la tombée de la nuit, c'est certain.
- Alors pourquoi on est venus le matin ? soupira Kosh.
- Pour que vous puissiez profiter des bars, rétorqua Larrow avec un grand sourire.
D'un pas allègre, il s'éloigna dans une ruelle ; Lym, qui était habituée au Larrow réservé et calme, échangea un regard avec Elyra puis lui emboîta le pas, intriguée.
À chaque foulée, ses talons claquaient contre le sol de cristal, faisant tinter celui-ci d'un son clair et pur. Elle regarda autour d'elle avec curiosité, avisant les tavernes, les magasins et les établissements variés ; effectivement, maintenant qu'elle y pensait, l'endroit avait l'air étonnement vide, voire abandonné. À part les calèches, Dragomirs et Selkies, l'endroit semblait presque désert, et la plupart des fenêtres des maisons étaient closes et condamnées par de nombreuses serrures, pour préserver leurs habitants nocturnes de la lumière aveuglante du soleil blanc.
- Il n'y a pas d'Anges, dans le coin ? demanda Lym en plissant les yeux, éblouie par la lumière vive. Il y a une telle luminosité que ce serait possible, non ?
- Oui, il doit y en avoir quelques uns aux alentours, mais pas beaucoup ; les Anges ne peuvent pas survivre dans le noir, or la plupart des commerces de Pruinae ont lieu de nuit.
Passant devant une vitrine qui proposait des variétés de crèmes glacées très alléchantes, elle se demanda comment qui que ce soit pourrait acheter pareille marchandise dans ce froid glacial, avant de voir une bande de jeunes Selkies en sortir avec des cornets à la main, riant aux éclats de leur voix aussi claire que le cristal sous leurs pieds. Elle avait presque oublié que ces Êtres ne craignaient pas le froid. Ils durent très vite s'arrêter devant ce qui semblait être l'équivalent pour Pruinae d'un centre commercial, car Elyra venait de voir une interminable robe couleur neige piquetée de diamants étincelants qu'elle dévorait du regard. Sans plus attendre, elle s'engouffra à l'intérieur, suivie de Lym, mais, lorsque Shay, Kosh et Larrow voulurent leur emboîter le pas, elle les repoussa en agitant les mains comme face à une nuée de mouches encombrantes.
- Quoi ? protesta Shay.
- On va faire du shopping entre filles, rétorqua Elyra en leur tirant la langue, l'air moqueur.
- Et on peut pas venir ?
- Tu es une fille, abruti ?
- Mais... c'est injuste ! s'exclama Kosh, l'air indigné. Et on va faire quoi, nous, alors ?
- Allez donc boire des bières ou jouer au bowling, ces trucs-là.
Les trois garçons s'éloignèrent en bougonnant, et Lym essaya de les suivre discrètement, mais Elyra la rattrapa par le bras.
- Où tu vas comme ça ?
- Euh... Je préfère encore le bowling plutôt que le shopping, avoua-t-elle.
- J'ai dit shopping entre filles, et tu es une fille.
- Fabuleux, marmonna Lym, tout en se faisant entraîner à l'intérieur par son amie surexcitée.
(chapitre corrigé ✔)