Livre I : Chapitre 38
La semaine suivante, Lym arriva à Eleuth avec une sorte d'appréhension étrange au fond d'elle.
Les cours se déroulèrent à merveille, cependant. En Histoire, Riks aborda enfin les temps modernes en parlant avec précision des missions conférées aux Dragomirs, des épreuves à passer pour en devenir un, des diverses tâches confiées aux élèves videntis durant leur formation, et tant d'autres. C'était surtout les classes de Contrôle, avec Cave, qu'elle appréhendait.
- Je comprends pas pourquoi tu stresses, lui avoua Shay en remarquant ses inquiétudes. Tes pouvoirs ont fait leurs preuves dans la forêt ; on dirait que tu peux enfin les manipuler. C'est pas suffisant à tes yeux ?
- Si, évidemment, c'est plus que suffisant, mais... Le cours de Contrôle est censé, justement, m'apprendre à maîtriser mes pouvoirs. Or dans la forêt, j'ai... J'ai perdu tout contrôle. Et si ça se reproduisait ? Et si, cette fois, je ne pouvais pas les empêcher de commettre un acte irréparable ?
- Tu t'en sortiras à merveille, affirma Kosh en lui souriant, tentant de prendre un air réconfortant.
- Bien sûr que oui ! On te connait, et on a confiance en toi, ajouta le jeune homme blond pour appuyer les propos de son meilleur ami. Tu es Lym, après tout.
Elle ne savait pas trop comment prendre ce dernier commentaire, mais elle était assez rassurée par les dires de ses amis, bien qu'un doute persiste au fond de sa pensée. Lorsqu'elle arriva en classe de Contrôle, Cave, sérieux sévère comme à l'accoutumée, leur proposa de revoir leurs pouvoirs. Bien sûr, il s'attendait à un nouvel échec cuisant de la part de Lym.
Quelle fut donc sa surprise lorsqu'il lui demanda de faire flotter une boîte à chaussures, et qu'elle y parvint avec brio ! Il rajouta une pierre à l'intérieur, puis deux, trois, quatre, la fit soulever une vieille télé en noir et blanc qui traînait dans un vieil entrepôt de l'Académie, puis des piles et des piles des livres. Il s'avéra qu'elle avait en réalité à peu près le même niveau en télékinésie que la plupart de ses camarades ; elle était même assez douée. Elle s'essaya ensuite au Partage et instilla une douleur affreuse dans le cerveau de son professeur, puis une joie immense dans les cœurs de ses camarades ; là encore, si elle ne le maîtrisait pas parfaitement, elle arrivait assez bien à se débrouiller. Elle ne parvint pas, en revanche, à ne serait-ce que frôler du doigt l'Élémentarisme, censé dévoiler sa véritable forme et ses origines (Ange, Selkie, Neuri, Stryge, Fé ou Egna), mais aucun élève à part Larrow et quelques autres n'y était parvenu, de toute façon : en Enflammires, elle put creuser deux moulages en formes de mains dans un énorme bloc de fer. Si ce n'était pas la fonte d'un grillage comme arrivait à le faire Larrow, c'était assez bien pour son niveau.
Cave annonça qu'ils essaieraient de la faire utiliser de la télépathie dès le prochain cours, et elle approuva aussitôt, impatiente d'en arriver là ; la télépathie était ce qui fascinait peut-être le plus Lym.
Personne ne fit de commentaires sur la teinte un peu plus sombre du rouge de ses yeux. À part Elyra, qui lui dit que c'était plus beau que le rouge vif, presque orangé, des autres. Elle en déduisit, puisque personne n'en disait rien, qu'il y avait différents coloris. Sa théorie selon laquelle c'était variable, comme la couleur des cheveux, lui revint. Mais alors pourquoi n'avait-elle croisé personne d'autre avec des teintes variés ?
Lorsqu'elle en fit la remarque à Shay, il suggéra avec un grand sourire mesquin que c'était peut-être parce qu'elle était rousse, puisqu'ils n'avaient jamais vu qui que ce soit de roux utiliser ses pouvoirs à part elle. Elle refusa de lui parler tout le reste de la journée.
Le lendemain, après une classe d'Étude des Êtres dans laquelle ils étudièrent les capacités prophétiques des Êtres tels que les Anges et Egnas, vint enfin le cours de Soin de Zale, que la jeune fille aux cheveux roux sombre appréhendait légèrement. La dernière fois qu'elle avait vu Laxy, une semaine plus tôt, elle avait tenté de l'approcher, il avait répondu en essayant de la dévorer, elle s'était énervée, lui avait crié dessus puis avait fui dans les bois, où Cléandra s'en était prise à elle. Puis elle avait appris que Lukas Bishop, le frère de Joy, avait été blessé à la tête par son propre dragon. Autant dire qu'elle n'attendait pas avec la plus grande impatience les retrouvailles avec son Equitem.
- Tout va bien se passer, essayait de la rassurer Larrow sur le chemin vers les Galeries des dragons. Ça fait des mois que tu fréquentes Galaxie, maintenant ; un lien s'est forcément tissé entre vous deux. Il est juste trop fier pour l'avouer. Tel Equitem, tel cavalier, comme on dit...
- Eh ! protesta vivement Lym. Tu dis que je suis trop fière et têtue ?
- Ose prétendre le contraire.
Elle leva les yeux au ciel, excédée, car, évidemment, il avait totalement raison. Comme d'habitude, en somme.
Ils arrivèrent finalement devant les box des dragons et chacun s'éparpilla de son côté. Shay alla visiter Miroir, Kosh Aval, et Elyra Flamme, mais Larrow affirma qu'il pouvait attendre quelques minutes avant de voir Glass et pouvait l'accompagner auprès de Laxy.
- Tout ira bien, Larrow ! tenta de le convaincre Lym. Il ne me dévorera pas. Je ferai attention.
- Et s'il t'attaque ? protesta vivement le jeune homme. Je sais que j'ai dit que tout allait bien se passer, mais il vaut quand même mieux y aller sous surveillance...
- C'est incroyable, tu t'inquiètes encore plus que Maman Kosh.
- On m'a appelé ? demanda celui-ci en sortant la tête de derrière le mur de l'enclot de son Equitem. Tout va bien, Lymie ?
- Mais oui, soupira Lym.
Voilà qu'elle avait hérité de deux papas poule. Avec un grognement, elle s'empressa de dévaler les escaliers crayeux pour semer Larrow au passage, et arriva rapidement devant le box de Laxy.
Avec un mélange de surprise et d'effroi, elle découvrir qu'une deuxième épaisseur de mur avait été appliquée devant son nid pour l'empêcher de sortir, et que des traces de griffures s'étendait le long de la paroi de bois. Hésitante, elle poussa finalement le portillon qui la mena à l'intérieur, où il faisait noir et humide, et où des poussières cendreuses voletaient dans les rares rayons de soleil qui s'infiltraient par les traces de griffe striant les murs.
Laxy était recroquevillé dans un coin, la tête entre les pattes, et semblait dormir ; mais, comme souvent, il ne devait dormir que d'un œil. Même si elle ne fit pas le moindre bruit à part un léger grincement lorsque le portillon pivota sur ses gonds mal huilés, il s'éveilla dès qu'elle entra ; ses narines se dilatèrent, sa tête se releva, ses yeux lavande sans sclérotique s'ouvrirent, ses pupilles fendues s'accoutumèrent à l'obscurité et il fixa Lym avec un mélange de surprise et de reconnaissance dans les yeux. Il était heureux de la voir, soulagé de savoir qu'elle ne l'avait pas abandonné. Elle se sentit à la fois attendrie et agacée face à cette réaction.
- Salut, toi, marmonna-t-elle, les poings serrés. Pauvre idiot.
- Graumf ? gronda Laxy en clignant des yeux – les reptiles n'étaient-ils pas censés ne pas avoir de paupières ? Elle ne s'était jamais fait la remarque.
- Ouais, ouais. Tu t'attendais à quoi, comme retrouvailles, un gros câlin ? Tu as juste essayé de me bouffer, puis tu as blessé assez gravement Lukas Bishop qui m'a l'air des plus sympathiques. Pourquoi tu as fait ça ?
Laxy laissa échapper un petit gémissement en agitant son énorme queue hérissée de piquants argentés qui aurait fauché et tué Lym en deux secondes si elle avait été assez près. Il battit légèrement de ses ailes immenses qui envoyèrent un gigantesque courant d'air dans toute la grotte, soulevant ai passage les cheveux de sa cavalière, qui lui claquèrent à la figure.
Elle ferma les yeux en fronçant son nez retroussé, encore plus agacée.
- Oui, ben, non.
Argument des plus imparables.
L'air morne, elle se dirigea vers la brouette jetée sur un côté et éventra au-dessus le sac qu'elle avait apporté et qui s'évida à l'intérieur ; des flots de racines coupées à l'entêtante odeur de gingembre tombèrent dans l'outil mais aussi, comme elle en avait l'habitude avec sa légendaire désorganisation, partout sur ses pieds.
En toussotant à cause de l'intensité du parfum, elle poussa la brouette cahotante puis déversa par petits paquets les racines coupées en direction de Laxy. Il s'avança, et, de ses grosses pattes griffues, tira vers lui son repas qu'il commença à mâcher en dilatant les narines. À chaque geste, Lym entendait les chaînes qui le maintenaient enfermé cliqueter contre le froid sol de pierre, et les paroles de Lukas lui revinrent en mémoire ; « Si tu pouvais ne serait-ce qu'imaginer ce qu'il a dû subir, tu comprendrais peut-être. Il a dû être torturé durant des années entières, depuis sa naissance, même, soumis à des tests ignobles, élevé pour craindre l'homme, fouetté, brûlé. » Pour la première fois, elle remarqua l'état déplorable de son environnement de vie, que personne n'avait pu enjoliver ou améliorer car dès qu'ils tentaient de l'approcher, le dragon essayait de les dévorer ou de les repousser. Les murs étaient striés de traces de griffures, le sol sur lequel il dormait, nu, dur et glacial, la grotte sombre et seulement mouchetée de taches de soleil qui filtraient par les barrières éventrées, une odeur nauséabonde de moisi se mêlant à l'entêtante senteur de gingembre flottait dans l'air, et elle sentit soudain un mélange de culpabilité et de douleur immense l'assaillir comme une vague.
Elle prétendait que Laxy lui était désagréable, mais comment en attendre mieux de la part d'une bête qui avait été battue et martyrisée maintes fois ? Pour lui, tout être humain pouvait être un harceleur potentiel, à présent. Il lui faisait penser aux adolescents renfermés de St Exupéry qui n'avaient confiance en personne après avoir été harcelés, autrefois. Si elle-même, avec son caractère de feu, ses remarques sarcastiques et sa manie de faire de l'humour lorsqu'elle était blessée, n'avait jamais été vraiment harcelée durant sa scolarité, elle avait maintes fois dû défendre Sofy qui subissait les foudres de petits caïds énervés en crise existentielle. Soudain, elle fit le rapport entre ce dragon blessé et renfermé et son amie si joyeuse, timide et fragile à la fois, et elle se sentit de nouveau coupable.
- Laxy, commença-t-elle, un peu nauséeuse, je suis désolée. Mais... Tu n'aurais pas dû essayer de me manger, tu sais ça ?!
- Grrr.
- Non, pauvre abruti.
Elle secoua la tête vigoureusement puis sortit rapidement de la grotte ; elle en revint les bras chargés de paille, d'oreillers et de couvertures que Zale stockait dans une décharge au pied de la falaise, dans une grotte aux murs crayeux parcourue de glacials vents marins qu'elle leur avait montrés et qui étaient destinés aux couchettes des dragons. Lorsqu'elle tenta de s'avancer vers Laxy, elle se souvint avec douleur de la dernière fois où elle avait tenté une approche. Finalement, elle se contenta de lui lancer de loin les polochons et couvertures qu'elle avait amassées, ce qui lui valut un rugissement de haine et de fureur lorsque la bête se prit les draps sur le museau.
- Ne gronde pas, idiot, c'est pour ton bien !
Il continua de ronchonner avec un air de mauvaise humeur, mais, lorsqu'il comprit avec surprise que c'était bien plus confortable avec ces édredons, il sembla un peu moins énervé.
- Et voilà, le sermonna Lym. Ça valait la peine de ronchonner ?
La bête poussa un grognement buté, en éventrant d'un coup d'énormes griffes d'argent un édredon qui déversa autour de lui un flot de plumes duveteuses d'un blanc de neige.
Pourtant, alors qu'elle mettait une vieille veste en jean déchirée qu'elle avait héritée de Mar pour sortir dans l'air frais marin, elle crut entendre un mot résonner dans sa tête. C'était comme un écho, une pensée intrusive, se glissant à l'arrière de son cerveau ; un concept, pas des lettres ou des sons à proprement parler.
Merci.
Elle ajusta sa veste lacérée sur ses épaules, avec un petit sourire suffisant pour cacher que son cœur battait à tout rompre.
- Ouais. De rien. Évite juste de dévorer mes amis, compris ? Ni moi, si possible.
D'un pas souple, elle sortit de la caverne en faisant claquer le portillon de bois derrière elle, et s'arrêta sur le rebord de la falaise, les cheveux fouettés par le vent. Son cœur battait à toute vitesse dans sa poitrine, affolé comme un petit oiseau dans sa cage d'os qui chercherait à fuir en battant des ailes.
« Il m'a parlé. Laxy, il m'a parlé », songea-t-elle, euphorique. « Laxy... Mon Equitem. »
Le surlendemain, après avoir passé tout le mercredi à batailler avec Luis à l'aide de Prysm dans le pré de Combat et avoir appris à monter à cheval, elle eut de nouveau droit à un cours de Contrôle avec Cave. Ce jour-là, ils étudiaient la télépathie. Le professeur leur expliqua qu'on pouvait discuter mentalement avec quelqu'un, et que certains videntis à la puissance incroyable étaient parvenus à lire dans les pensées cachées des autres. Une discussion mentale avait une très courte portée, quelques mètres à peine, mais cela pouvait être très utile pour se glisser des instructions et informations en cas de mission silencieuse.
Cette fois, lorsque Cave leur demanda d'essayer d'exploiter leurs pouvoirs télépathiques, elle s'exécuta avec joie.
Lorsqu'elle se concentra et ferma les yeux, elle eut l'impression de sentir des dizaines de consciences éparpillées tout autour d'elles, avec lesquelles elle pouvait établir une connexion invisible qui leur permettrait de se parler sans que personne ne puisse les entendre. Lorsqu'elle sentit toutes ces présences, les yeux fermés, elle en choisit une, celle avec qui il lui semblait le plus facile de converser, et lui glissa mentalement des paroles formulées en concepts. Il lui fallut s'y prendre à plusieurs fois avant de recevoir la réponse espérée.
Larrow ?
Lym, c'est toi ? Je peux pas le croire ! Tu as réussi !
C'est vraiment si surprenant ? Shay y arrive, et Kosh aussi.
Oui mais, sans vouloir t'offenser, la semaine dernière, tu soufflais sur le coton que te donnait Cave pour que tu le fasses léviter et tu disais « OH, bon, voilà, il bouge, content ? »
Elle leva les yeux au ciel, un sourire aux lèvres.
Pas faux.
- Vous avez réussi ? demanda Cave, l'air un peu anxieux, en voyant Larrow et Lym échanger un regard complice.
- Parfaitement, répondit son ami à sa place. Elle est particulièrement douée pour quelqu'un qui ne se croyait même pas capable de faire briller ses yeux une semaine plus tôt...
Lym était sincèrement heureuse de découvrir qu'elle avait enfin progressé après tout ce temps, mais Cave, qu'elle s'attendait à voir bondir de joie, ne fut apparemment pas de cet avis. Il fourra son visage dans ses mains avec un léger grognement, comme s'il se demandait ce qu'il avait fait pour mériter ça.
Sa réaction intrigua profondément la videntis, qui ne comprit pas son manque d'enthousiasme face à cette nouvelle pourtant heureuse. N'était-il pas censé se réjouir d'avoir réussi à lui transmettre des connaissances ? Elle était son élève, après tout. Il devrait se sentir fier.
- Tout va bien, monsieur ? demanda-t-elle, un peu inquiète.
Il releva la tête comme s'il n'avait pas souhaité qu'on puisse le voir et afficha un sourire clairement forcé, qui ne berna personne.
- Oui, bien sûr. C'est une excellente nouvelle, Lymerya.
Elle était tellement troublée qu'elle ne pense même pas à lui rappeler qu'elle préférait son surnom.
Il lui offrit de nouveau son sourire faux, puis se détourna vers son bureau pour fouiller dans ses papiers comme s'il avait déjà oublié les derniers évènements, et Lym eut beau le scruter avec un air sceptique, elle ne put rien tirer d'autre de sa mine renfermée. Elle se tourna vers ses amis. Kosh ne semblait rien avoir remarqué ; Elyra et lui étaient occupés à faire un concours de celui qui pouvait faire flotter le plus haut son bloc de béton ; Larrow essayait apparemment de faire comme s'il n'avait rien vu, mais Shay, lui, plissait les yeux, suspicieux. Il se tourna vers Lym et vit qu'elle affichait un air d'intense réflexion.
- À quoi tu penses ? s'enquit-il.
- Je crois que tu sais, répondit-elle.
- Si tu penses ce que je pense que tu penses que je pense que tu penses...
- Quelqu'un peut traduire ? demanda Larrow en fronçant les sourcils.
- Je pense, répondit-elle lentement avec un sourire diabolique qui n'inaugurait rien de bon, que ce soir serait une soirée parfaite pour s'introduire en douce dans le bureau de Cave.
(chapitre corrigé ✔)