Tome I : Chapitre 24
Ils sortirent de l'endroit glacial et Lym fut saisie par la chaleur dévorante des bourrasques de l'extérieur. Après avoir traversé quelques box vides, ils en trouvèrent un autre qui était occupé, et où un magnifique dragon, sous un rayon de soleil, s'attelait à déchiqueter entre ses crocs que la lumière rendait d'un blanc de perle un gros cachalot à la peau grisâtre. Celui-ci était tout simplement sublime, comme le Glacyés, mais d'une beauté plus lumineuse, moins auréolée de mystère ; chacune de ses écailles semblait avoir été taillée dans un opale blanc ou un opale cristal. Plus petit que le Vandor et le Glacyés mais un peu plus grand que le Noxis, il avait deux cornes dures mais transparentes sur sa tête, comme des diamants taillés en couteaux, et des griffes et des crocs d'une longueur incroyable qui semblaient eux aussi de diamant pur. Sa queue, qui pourrait sans doute faire deux fois le tour de son corps tant elle était longue, était ornée de deux ailerons : ses ailes avaient une membrane qui paraissait bleue, mais qui, lorsqu'il les bougeait, passait pas un caléidoscope de coloris différents. Bleu intense, rouge pâle, orange vif, vert prairie, émeraude, cyan... Lym, émerveillée, songea qu'elle ne pourrait jamais peindre ce dragon-là. Non pas qu'elle n'ait pas l'intention d'essayer.
Il était opalescent, irisé, nimbé d'un aura de majesté. Autour de ses yeux aussi changeants que ses ailes, des écailles bleues paon formaient comme un masque.
- Un Ekaon, lâcha Shay. Il est vraiment... magnifique.
Zale n'avait pas menti ; cette créature était d'une beauté à couper le souffle.
- Exact, approuva Zale. Une Ekaon. Sauvageonne, d'ailleurs, et donc sans nom : si son box n'est pas condamné comme celui du Glacyés, c'est car il s'est montré plus confiant que l'autre. Celui-ci a déjà accepté que nous soyons ses amis.
Shay semblait totalement émerveillé, Kosh très intéressé et Lym se demandait comment un être aussi beau pouvait exister, éblouie par son opalescence envoûtante.
L'Ekaon, qui semblait au courant de toute l'attention de laquelle il bénéficiait, semblait se rengorger tout en continuant de déchiqueter allègrement son cachalot. Ses griffes et ses crocs transparents et irisés comme des diamants devinrent rubis sous les perles de sang s'échappant de sa proie.
Le groupe d'élèves reprit la marche. Ils passèrent devant des box vides ou occupés où d'autres videntis plus anciens s'attelaient à nettoyer la robe écailleuse des dragons et à remplir leurs mangeoires. Enfin, ils arrivèrent au bout d'une dizaine de minutes devant un nouveau caveau où se trouvait un dragon noir, qui buvait dans son abreuvoir tandis qu'un élève s'occupait de lustrer les écailles de son dos avec un soin méticuleux.
- Un Skuro ? tenta Kosh.
- Oui, un Skuro Equitem, appelé Lun. Voici son cavalier, Dan, dit Zale en montrant d'un geste le garçon qui était juché sur son dos.
En effet, le Skuro était assez semblable au Noxis, bien qu'il n'eût pas d'écailles d'argent : il était entièrement noir, avec de grandes cornes sur sa tête, et était d'une taille impressionnante qui rivalisait avec celle du Vandor. Une crête dentelée s'étirait de son front à sa queue hérissée de pics. Ses yeux, eux aussi noirs, étaient deux puits insondables d'obscurité. En pleine nuit, il devait être totalement invisible. Bien qu'on eût pu le croire inquiétant ou terrifiant, il semblait joyeux et, lorsqu'il eut fini de boire, ils le virent jouer allègrement avec son cavalier, essayant d'attraper sa queue en faisant des cercles pour essayer de s'en saisir entre ses dents, un spectacle aussi comique qu'adorable. Qu'un dragon aussi innocent puisse sans le vouloir produire une Toxine qui pourrait condamner à la servitude des dizaines de ses semblables paraissait inimaginable.
Ils se remirent en chemin et parvinrent enfin devant un énième dragon qui somnolait, enroulé sur lui-même, laissant voir ses écailles rouge sang et son ventre nimbé d'or. Sa tête et son dos étaient dressées d'épines tout aussi dorées et sa queue en était tellement couverte qu'on aurait dit une arme étrange pleine de piques, comme une massue cloutée. Entre ses paupières entrouvertes, on voyait ses iris d'or. Plusieurs élèves, dont Elyra, qui fit un signe de la main à Lym, étaient occupés à lustrer les écailles rougeoyantes de son dos. Dans sa mangeoire étaient entassées des montagnes de piments et des morceaux de viande.
- Furoki, fit Kosh.
- Là encore, vous avez raison, Bluewell. C'est un Furoki, qui, comme l'Ekaon, est Sauvageon mais pas emprisonné car il nous fait déjà confiance. La prochaine fois, nous irons voir la nursery, mais je crois que nous n'en avons pas le temps aujourd'hui. Bon, maintenant que nous avons fait le tour, avez-vous des questions ? Oui, Mr Estrell ?
Shay grimaça, et Lym fronça les sourcils ; Shay s'appelait Shay Lake. Zale s'était-elle trompée sur son nom ? En tout cas, il baissa sa main levée et répondit :
- Comment sait-on lorsqu'un dragon est à nous ?
- Il ne sera jamais à vous. Il sera votre complice, votre frère, pas votre propriété. Mais, croyez-moi, vous le sentirez quand vous rencontrerez le bon dragon ; après, il vous suffira d'aller fréquemment le voir pour vous occuper de lui, afin qu'il comprenne qu'il peut vous faire confiance. Je vous conseille, dès aujourd'hui, de commencer à faire le tour des étables de Sauvageons pour trouver le vôtre.
Quelques autres élèves levèrent la main, et elle répondit à chacune de leurs interrogations méticuleusement. Lorsque leur curiosité fut rassasiée, Zale promena son regard sur l'assemblée.
- D'autres questions ? Non ? Bien, vous pouvez y aller ; essayez de trouver le dragon dont vous serez le cavalier. Vous le saurez quand ce sera le cas. Faites attention aux Sauvageons les plus agressifs.
Sans attendre un seul instant, Shay tourna les talons et courut presque pour sortir du box du Furoki. Il avait dû voir un dragon avec lequel il avait déjà ressenti une connexion, et Lym l'envia pour cela ; elle n'avait rien senti en présence de Glacyés, de l'Ekaon ou du Furoki. Comme tous les élèves s'éparpillaient dans les cavernes, elle retourna vers l'escalier de craie qu'elle commença à descendre pour accéder aux Galeries inférieures.
Elle passa devant plusieurs box, mais ils étaient soit vides, soit occupés par un Equitem qui avait déjà un cavalier. En passant devant l'un de ces derniers, elle se figea et rebroussa chemin ; le cavalier qui s'occupait de son dragon était Larrow, occupé à remplir avec d'énormes sacs la mangeoire de son Equitem avec des poissons encore frétillants. Son dragon avait une parure aux écailles bleues et argent : c'était un Glacyés, qui semblait bien plus heureux et calme que celui qu'ils avaient vu qui avait déchiqueté les murs de sa niche. Lym entra, intriguée, et vit avec surprise que le box du dragon de Larrow était décoré avec soin. Des photos et des teintures paraient les murs de pierre : des clichés de Larrow qui volait sur le dos de son dragon, qui revenait de la pêche avec lui, qui tombait dans un lac, trempé, après un conflit avec l'animal. Ils semblaient tellement complices, comme deux meilleurs amis qui se connaitraient depuis des années – comme, comprit Lym, Sofy et elle.
- Lym ! s'exclama Larrow en la voyant, lâchant le sac de poissons qu'il portait. Salut !
Il s'essuya les mains pour en retirer les écailles argentées, et indiqua d'un geste la bête gigantesque.
- Je te présente mon dragon. Elle s'appelle Glass. Glass, voici Lymie, c'est une amie.
Au début, la dragonne la toisa avec une froideur et une méchanceté glaçantes, et entrouvrit la gueule, laissant voir un peu de feu bleu au fond de sa gorge : mais, lorsque son cavalier prononça le mot « amie », Glass sembla immédiatement s'apaiser. Ses yeux brillèrent d'une lueur moins hostile, le feu s'éteignit dans sa gueule, et elle s'ébroua avant de s'approcher d'elle d'un pas gracieux. Un peu effrayée, elle recula d'un pas, mais Larrow sauta de la mangeoire pour s'approcher d'elle.
- Ne t'inquiète pas, elle ne te fera aucun mal. Pas vrai, Glass ?
- GRRRRR, répondit la dragonne.
- Tu vois, elle t'aime bien.
Lym était un peu sceptique à ce sujet, surtout quand le souffle de la Glacyés vint ébouriffer son chignon roux, mais elle ne recula pas : si elle faisait confiance à Larrow, elle devrait faire confiance à sa dragonne. Elle s'approcha d'un pas un peu hésitant, et Glass vint lui donner un petit coup de tête amical qui la fit sursauter mais ne lui fit pas mal, la déboussolant seulement un peu.
- Est-ce qu'une personne a le droit de toucher le dragon d'un cavalier ? demanda-t-elle.
- La plupart du temps, non, à moins que le cavalier en question n'ait confiance en la personne. Alors vas-y.
Touchée, Lym s'avança prudemment et posa une main sur le museau de Glass ; la dragonne dilata les naseaux en laissant échapper un souffle glacé, mais elle ne se déroba pas à sa main, semblant apprécier ce contact humain. Les écailles étaient froides comme de la glace. Étrange, pour une créature capable de cracher du feu. Elle fut soulagée de ne pas avoir été repoussée par la dragonne, ce qui signifiait que Larrow lui faisait confiance.
Elle caressa le museau de Glass, puis se tourna vers Larrow avec un grand sourire sur les lèvres.
- C'est génial ! Elle est magnifique.
- Je sais, répondit tendrement Larrow en tapotant la tête de Glass, qui laissa échapper un petit grognement amical. Et elle est incroyable. Bientôt, tu t'entendras très bien avec ton propre dragon, toi aussi. D'ailleurs, tu l'as déjà trouvé ?
- Non, répondit Lym, déconfite. Tous ceux que j'ai vus me semblaient incroyables, mais je n'ai rien ressenti de particulier. Et si je l'avais vu mais ne m'en étais pas rendue compte ?
- Tu le sauras quand ce sera le bon, affirma Larrow, confiant. Et je peux t'assurer que tu le trouveras bientôt. Tu ne peux pas passer devant un dragon sans savoir qu'il s'agit de ton Equitem. Bon, après, je ne peux pas t'affirmer qu'il t'adorera immédiatement ; Glass a passé sept mois à essayer de me tuer avant d'enfin me laisser l'approcher. Tu veux que je t'accompagne chercher le tien ?
Elle hésita, mais au fond, elle avait l'impression qu'il lui faudrait être seule face au dragon lorsqu'il serait temps.
- Je préfère y aller seule, mais merci.
Il hocha la tête ; apparemment, il comprenait ce qu'elle ressentait. Après l'avoir salué d'un geste, elle reprit sa marche dans les sentiers de craie blanche.
Trouverait-elle vraiment le bon dragon ? De quelle espèce s'agirait-il ? Les fougueux Glacyés, les sympathiques Vandors, les puissants Furokis, les incroyables Noxis, les sublimes Ekaons, les mystérieux Skuros ?
Elle n'avait aucune préférence ; tous ceux qu'elle avait vus lui avaient paru plus sublimes et amicaux les uns que les autres. Et si elle trouvait enfin le dragon qui lui correspondait, mais que, comme Glass avec Larrow, il l'attaquait ? Lui faudrait-il aussi sept mois pour lui faire comprendre que ses intentions n'avaient rien de mauvais ?
Elle passa devant beaucoup d'Equitem avec ou sans leurs cavaliers. Plusieurs magnifiques Sauvageons la laissèrent bouche bée ; un sublime Ekaon ; un Glacyés à l'air majestueux et un Vandor à l'air allègre. Mais aucun de suscita en elle un quelconque sentiment plus vif. Il lui restait encore une dizaine de box à inspecter quand le soir commença à tomber, et Zale les appela depuis la prairie pour qu'ils gravissent de nouveau les marches de craie : tous les élèves commencèrent à entamer de nouveau l'ascension vers la clairière, mais Lym, alors qu'elle allait se détourner, entendit en-dessous d'elle un son rauque qui attira son attention. Elle se figea.
C'était un rugissement de dragon qu'une bête à la voix un peu cassée avait poussé, mais qui restait mélodieux aux oreilles. Il fallait qu'elle aille voir ce qui rugissait ainsi, elle en était persuadée. De manière indicible, elle fut un instant tentée de rebrousser chemin pour aller voir quelle bête pouvait produire un son aussi déchirant et magnifique à la fois, mais elle se ressaisit ; Zale appelait toujours les élèves tout en haut. Elle pourrait revenir bientôt.
Elle recommença à grimper les échelons de l'escalier, bien qu'une force invisible la tire toujours en arrière. Elle avait presque mal à chaque pas, comme si on avait attaché une corde au creux de son dos, une corde qui ne ferait que se tendre davantage à chaque pas. Elle finit par se relâcher lorsqu'elle arriva dans la clairière où tous les élèves s'étaient déjà réunis et étaient comptés par Zale.
Comme le soir tombait, la plupart des dragons s'envolait en quittant la clairière pour aller se réfugier dans leurs nids et s'endormir. Apparemment, les dragons étaient des couche-tôt. Sauf les Noxis et Skuros, dragons nocturnes, qui sortaient faire un tour, presque invisibles à cause de leurs écailles foncées.
- Où étais-tu ? demanda Kosh, l'air inquiet mais aussi soulagé, en la voyant arriver.
- Maman Kosh s'inquiétait beaucoup pour toi, lança Shay. Tu ne peux pas faire une frayeur pareille à ta mère, Lym, allons ! Tu seras privée de dessert.
- Désolée, mamounette, sourit-elle à Kosh, qui leva les yeux au ciel.
Zale commença à tracer des symboles par terre avec sa baguette de téléportation, sans doute pour retourner dans son bureau sans avoir à marcher, et plusieurs autres élèves firent de même, comme Cléandra et Larrow ; Lym, Kosh, Shay et Elyra décidèrent d'y aller à pied. Ils n'avaient même pas encore d'enchanteur. Enfin, Larrow en avait bien prêté un à Lym pour la faire venir à Eleuth en premier lieu, mais il ne fonctionnait plus, aussi elle supposait qu'il était déchargé. Elyra, cependant, avait déjà le sien, et elle leur promit que Cave leur offrirait les leurs à la première occasion.
Ils traversèrent d'un bon pas la forêt qui devenait plus inquiétante dans la lumière du soir, mais envoyait aussi la lumière mouchetée rougeoyante du coucher de soleil sur le tapis de mousse rousse, ce qui donnait un spectacle magnifique.
Après être passés de l'autre côté du bosquet, loin des nids des dragons, ils marchèrent le long de la clairière aux étables et aux autres cabanes, que les combattants avaient déserté pour aller dîner à l'Académie.
- Alors ? demanda avec enthousiasme Elyra. Vous avez aimé le cours ?
- C'était super ! approuva Lym en lui souriant. Pour l'instant, je crois que c'est mon préféré. J'ai adoré voir les dragons, ils sont tellement... grands !
- Moi, j'ai déjà trouvé celui qui me correspondait, mais j'ai un peu l'impression qu'il me déteste, pour l'instant...
- Ne t'inquiète pas. Glass, la dragonne de Larrow, a essayé de le tuer durant sept mois, mais ça ne veut rien dire ; ils sont les meilleurs amis du monde, maintenant. Ça viendra.
- C'est quelle espèce de dragon ? s'enquit Kosh, curieux, en tapotant l'épaule d'Elyra pour attirer son attention. Il a déjà un nom ?
- C'est un Furoki, celui que vous avez vu et qui dormait à moitié. Je l'ai appelé Flamme.
Lym fouilla dans sa mémoire ; Flamme était le grand dragon or et rouge qui était dans un état de demi-sommeil.
- Et vous, vous avez trouvé vos dragons ?
- Non, soupira la jeune fille rousse. Mais je n'ai pas eu le temps de tout regarder.
Elle se souvint de la longue plainte mélancolique qu'elle avait entendue dans le flanc de la falaise.
- Pareil, ajouta Kosh. Et toi, Shay, pourquoi tu prends cet air de roi de l'univers ?
Le garçon sourit et passa une main dans ses cheveux blonds ébouriffés, une lueur de malice dans ses yeux que la semi-pénombre assombrissait jusqu'à ce qu'ils semblent noirs.
- Parce que, mon cher Koshy, j'ai trouvé mon dragon, moi.
- Quoi ? s'étrangla Lym. Sérieusement ?
- Oui.
Il se tut et tous les trois le regardèrent avec stupeur, avides de détails. Remarquant qu'ils le fixaient tous avec insistance, il sourit avec son caractéristique sourire en coin.
- Je sais que je suis sublime, mais arrêtez de mater, ça devient gênant.
- On te mate pas, abruti, grogna Lym, on veut seulement savoir ! C'est quoi comme dragon ?
- C'est un mâle ou une femelle ? ajouta Elyra.
- Il t'a pas fait mal, au moins ? s'enquit Kosh.
- Tu lui as donné un nom ? demanda Lym. BLONDINET, arrête de sourire et RÉPONDS !
- Je te le montrerai au prochain cours de Soins, rouquine.
- Ne m'appelle pas rouquine.
- Ne m'appelle pas blondinet.
Elle se renfrogna.
- Mais tu es un blondinet, Lake.
- Je sais, chérie, et tu es une rouquine.
- Tu vas la fermer ?
- Certainement pas.
(chapitre corrigé ✔)