Tome I : Chapitre 11
Lym se tassa un peu sur sa chaise, gênée de voir de plus en plus d'inconnus arriver. On reconnaissait les nouveaux car ils avaient l'air nerveux et émerveillé, et tiraient derrière eux de lourdes valises, tandis que les autres portaient à peine un sac, voire rien, et étaient souvent accompagnés d'amis : Larrow entra dans la grande salle, seul, mais elle n'essaya pas d'attirer son attention. Lorsqu'il la vit, il lui adressa un vague hochement de tête, qu'elle ne lui rendit même pas – il avait été désagréable avec elle lors de leur dernière discussion et, seule ou pas, elle avait assez (trop ?) de fierté pour courir se réfugier auprès de lui directement, ce qu'aurait fait toute personne un peu plus sensée.
Le garçon à la peau pâle alla rejoindre une bande de colosses imposants qui riaient en se tapant sur les épaules. Une véritable marée d'élèves variés entrait par grappes. Un ou deux trentenaires passèrent aussi, mais ils ne s'attardaient pas, ayant probablement des affaires à régler avec les professeurs. Les élèves avaient une marge d'âge assez peu définie. Elle vit des enfants de dix ou onze ans, de jeunes adultes qui devaient avoir la vingtaine. Ils semblaient issus des quatre coins du monde, avec des origines très variées ; certains avaient même du mal à parler à leurs voisins, s'aidant de leurs téléphones pour traduire les mots qu'ils ne comprenaient pas. Elle vit un garçon qui parlait apparemment italien tracer un enchantement sur sa gorge, et se mettre soudain à parler anglais avec à peine un léger accent.
Lym vit beaucoup d'élèves aller vers l'espèce de distributeur au fond de la salle ; curieuse et intriguée, elle laissa sa valise sous la table et fila voir de quoi il s'agissait.
Une queue s'étant formée devant l'étrange engin, elle dut attendre que ce fût son tour, ce qui, étrangement, ne prit pas très longtemps : lorsqu'elle se retrouva devant la machine compliquée, elle découvrit un simple plateau de bois au-dessus. Quelques tubes et des boutons clignotants étaient installés au-dessous, mais ce dispositif, loin de la simplicité d'une machine à café classique, la déroutait. Une lueur dorée, celle des enchantements, émanait de l'appareil.
- Euh... comment ça marche, ce truc ?
- Dépêche, la nouvelle, on attend, nous, la pressa celui qui était derrière elle dans la queue.
Inquiète, elle tendit la main vers le plateau en pensant peut-être trouver un écran dessus : elle espérait pouvoir commander une limonade. À sa grande surprise, elle avait à peine tendu la main et formulé sa pensée que quelque chose se solidifiait entre ses doigts. Dans un petit éclat d'or, elle sentit un objet se matérialiser dans sa main et la leva vers son visage. Avec stupeur, elle s'aperçut qu'il s'agissait d'une canette de sa limonade préférée.
Bien qu'elle se demandât comment fonctionnait cet objet, elle essaya de ne pas se mettre à sautiller partout en mode « lapin surexcité » et réitéra l'expérience. Elle tendit la main en espérant trouver sous ses doigts un morceau de l'un des gâteaux que faisait Mar et se retrouva un instant plus tard avec une petite assiette en carton entre les doigts, une part de gâteau au chocolat affublé de crème fouettée et de cerises posée dessus. Il y avait même une fourchette en plastique à côté ! Totalement fascinée, elle allait essayer de faire venir d'autres choses – comme une fontaine de chocolat ou bien un bonbon de la taille de sa tête – quand celui qui était derrière elle dans la queue commença à râler à propos du temps qu'elle prenait. Comme il s'impatientait, Lym s'écarta de la file d'élèves et retourna vers la place qu'elle avait occupée où l'attendait sa valise.
En arrivant vers la table, elle fut surprise d'y trouver deux élèves qui avaient prit place juste à l'endroit où elle avait laissé ses affaires. Ils étaient nouveaux, apparemment ; deux grosses valises étaient posées à leurs pieds.
- Tu es le pire idiot que j'aie rencontré.
- Pire que toi ? Voilà qui est un exploit.
Alors qu'elle allait les apostropher pour récupérer sa valise, elle se figea tout net. Elle préférait ne pas interrompre une dispute... Lorsqu'elle en entendit le sujet.
- Par tous les diables, je te dis que Harry Potter exploserait la face de Luke Skywalker en combat rapproché. Harry fait de la magie. Luke est tout juste bon à faire des loopings inutiles.
- N'importe quoi ! C'est comme comparer... Prince et Michael Jackson. NON, n'ouvre même pas la bouche si c'est pour me dire que Prince est mieux.
- C'est pourtant le cas !
Elle finit par les interrompre, passant son poids d'un pied à l'autre avec nervosité.
- Désolée, mais je peux récupérer mon sac ? demanda-t-elle en indiquant l'objet en question.
- KOSH, jolie fille en vue ! lança l'un des deux garçons, le fan de Prince.
Elle haussa les sourcils, surprise, et détailla les visages de ces deux inconnus ; celui qui avait parlé avait des cheveux blonds en mèches désordonnées, tirant sur le brun clair, et un visage souriant, ainsi que de grands yeux brun foncé pétillants de malice. Il avait les traits doux, mais son sourire espiègle effaçait totalement sa bouille d'ange. Il était particulièrement mignon et son visage transparaissait l'innocence, ce qui devait bien lui servir car ses yeux démontraient qu'il était très loin d'être aussi innocent qu'il ne paraissait. Alors qu'il aurait ressemblé à un garçon timide et studieux sans, avec son grand sourire en coin et l'étincelle dans ses yeux, il avait un petit air de cancre tapageur et populaire, le genre de personnes qu'aurait pu fréquenter Mar.
Le deuxième, le dénommé Kosh, avait un visage plus sévère mais semblait sourire souvent ; les cheveux noirs plus longs que ceux de Larrow, les yeux d'un bleu beaucoup plus sombre, il avait un air ouvert, un peu timide mais rieur. Le premier devait avoir son âge, mais l'autre devait avoir l'âge de sa grande sœur Mar. Bien qu'ils fussent apparemment aussi nouveaux qu'elle à l'Académie, ils semblaient déjà être de bons amis. Qu'ils viennent tout juste de se rencontrer l'aurait surprise. Ce qui la surprenait surtout, c'était que qui que ce soit dans cet univers puisse s'exclamer « jolie fille en vue » en la voyant arriver, les cheveux ébouriffés et l'air paumé.
Le brun lui tendit son sac avec un sourire d'excuse, qu'elle prit, et elle s'apprêtait à partir lorsque l'autre la retint par le poignet.
- Oh, non, attends ! Pars pas ! Tu peux t'asseoir avec nous. C'est pas tous les jours qu'une fille aussi jolie vient nous parler – enfin, moi si, mais lui, là... Il a besoin d'aide. Son célibat devient alarmant.
- Shay, soupira Kosh, je crois que tu l'effraies.
- Hein ? C'est moi qui t'ai fait peur ?
Le prénommé Shay lui fit de grands yeux de Bambi abandonné, et elle ne put s'empêcher de sourire.
- Tu ne me fais pas peur, le blond, il faut plus qu'un idiot qui ne sait pas se servir d'un peigne pour ça !
Il se mit à rire d'un rire contagieux, et lui lâcha le poignet pour tapoter l'épaule de son voisin.
- Je l'aime bien, elle !
Puis il passa une main dans ses mèches rebelles.
- Par contre, chérie, désolé mais on n'insulte pas mes cheveux.
Le brun lui adressa un regard navré.
- Pardon, il drague tout ce qui bouge, soupira-t-il. On ne te retient pas...
- Ah si, protesta Shay. C'est totalement ce qu'on est en train de faire, là. Tu peux t'asseoir avec nous – sauf si je te fais peur ?
- Tu es décidément quelqu'un de très bizarre.
Elle hésita un instant. Devenir l'amie du premier venu n'était pas vraiment son genre. Pourtant, quelque chose dans la gentillesse du brun et l'allégresse du blond titillait sa curiosité, et elle se laissa finalement tomber à côté d'eux.
Elle avait pensé être larguée et seule à l'Académie, mais, à en voir Joy, Shay et Kosh, personne n'avait l'air bien méchant, par ici. En fait, tous ceux à qui elle avait parlé avaient l'air très sympathique.
- Je m'appelle Lym, annonça-t-elle en posant sa limonade et son gâteau sur la table. J'ai quinze ans... Je sais pas trop quoi dire d'autre.
- Kosh, se présenta celui-ci avec un sourire gentil tandis qu'elle déchiquetait son gâteau en se mettant de la crème partout sur le visage. Dix-sept. Enchanté, Lym.
- Moi c'est Shay, lui sourit le blond. Seize ans. Dix-sept dans deux semaines ! Et je suis incroyable.
- Et modeste, sourit Lym.
- Je sais pas ce que c'est, mais si c'est un compliment, alors, oui, ça aussi.
Elle rit sans retenue, cette fois.
Apparemment, elle s'était trompée sur l'âge de ce Shay, mais elle n'avait pas pu ignorer son espièglerie ni sa nature blagueuse. Elle ne le connaissait pas deux minutes plus tôt, et voilà qu'il se comportait comme s'ils étaient les meilleurs amis de l'univers.
- Vous vous connaissez déjà, vous deux ? demanda Lym, surprise par la camaraderie qui les liait.
- Oui, j'étais le voisin de cet étrange spécimen, annonça Shay en ébouriffant les cheveux noirs de Kosh. Il n'arrêtait pas de m'embêter. Tu comprends, il a besoin de compagnie, sinon il déprime. Pauvre chou.
- C'est toi qui entrais par la fenêtre, déguisé en ninja, en m'annonçant que tu avais encore fugué, argua le garçon en repoussant la main du blond qui avait transformé sa coiffure soignée de premier de la classe en nid de corbeaux. Et tu me menaçais de me voler mes lunettes si je refusais de t'héberger.
Shay ricana en brandissant un étui à lunettes surgi de nulle part, et Lym haussa les sourcils ; d'accord. Quels drôles de personnages, quand même.
- Et toi ? demanda Shay avec curiosité en se tournant vers la jeune fille rousse.
- Moi ?
- Oui, tu as des amis ici ?
Elle pensa fugacement à Larrow, mais il n'était pas vraiment un ami ; plutôt une connaissance, car il ne s'était pas franchement montré amical avec elle, bien qu'il eût montré une certaine empathie au début de leurs discussions. Tout de suite après, le visage innocent et allègre de Sofy lui revint, et elle regretta de ne pas avoir son amie à ses côtés : puis ce fut celui de Joy, à qui elle avait à peine parlé mais qu'elle trouvait déjà fort sympathique. Pourquoi Larrow était-il aussi renfermé, Sofy une caecus et Joy trop timide et aussi peu sociable ?
Elle soupira en s'apercevant que Shay levait les sourcils, qui disparaissaient derrière ses mèches blondes, attendant une réponse.
- Euh, allô ? La Terre à la rouquine ?
- Tu n'as pas intérêt à m'appeler la rouquine, blondinet !
- Ça veut dire quoi, ça ? s'offusqua Shay.
- La réponse est non, interrompit-elle. Je connais quelques personnes, mais je n'ai pas vraiment d'amis à l'Académie.
- Alors je serais ton premier ami ici ! affirma le blond, l'air sûr de lui.
- Toi ? se moqua Kosh. Tu cherches juste une copine, avoue ! Viens, Lym, on va laisser cet idiot fantasmer sur lui-même et s'entraîner à lancer des phrases de drague au premier venu ou à son miroir. Je crois qu'on a bientôt cours.
- Il y a des matières ou comment ça se passe ? demanda-t-elle, curieuse.
Kosh alla poser la question à l'un des pensionnaires plus anciens, puis vint leur faire un rapport. Apparemment, il y avait bien des matières distinctes, mais pas aussi nombreuses qu'au lycée des caecus : Histoire, Étude des Êtres, Soins des Dragons, Combat et Contrôle.
Lym s'étonna de cette dernière matière : s'agissait-il d'une classe spéciale dédiée aux évaluations ? Comme aucun des deux garçons ne semblait savoir, ils décidèrent d'attendre le lendemain, où devaient se dérouler leur première classe de cette matière-là, pour le découvrir.
Au milieu de la salle des devoirs qu'elle appelait cafétéria, un énorme panneau apparut comme par magie – peut-être de la même manière qu'eux étaient apparus dans le parc – avec les nouvelles règles et les emplois du temps de la semaine. Tous les élèves se ruèrent vers le centre de la cafétéria pour essayer de voir s'il y avait des changements dans leurs horaires ou bien dans le règlement de l'Académie, formant une masse sombre et grouillante d'élèves qui se poussaient pour tenter d'apercevoir le panneau.
Shay, Kosh et Lym essayèrent de se frayer un passage au milieu de ces grappes d'adolescents, jouant des coudes pour réussir à passer ; alors qu'elle se glissait entre deux videntis d'une taille impressionnante, la jeune fille aux cheveux roux sentit qu'on la poussait brusquement et elle tomba par terre. Elle se serait sans doute fait piétiner si quelqu'un dont elle ne vit pas le visage ne l'avait pas tirée par le bras pour l'aider à se redresser.
La ruée vers le panneau d'affichage s'étant un peu calmée, elle vit immédiatement la personne qui l'avait poussée : une fille qui devait avoir l'âge de Kosh, la mâchoire carrée, grande et aux cheveux bruns mi-longs. Elle avait une tête de bouledogue et de petits yeux noirs enfoncés excessivement dans leur orbite : cependant, elle aurait pu être belle si elle avait souri et pas fait cette tête furieuse et agressive qui ne faisait qu'augmenter l'impression qu'avait Lym de se trouver face à un bouledogue en colère.
- Eh, attention ! protesta-t-elle en se redressant.
- T'avais qu'à regarder où tu mets les pieds, bouffonne, lui lança le bouledogue d'une voix cassante. Dégage du chemin.
D'accord. Donc, de toute évidence, après Joy, Shay et Kosh, elle avait épuisé toutes les réserves de gens sympas de l'Académie.
La rousse aurait pu baisser la tête et passer son chemin, mais, comme toujours, elle réagit de manière impulsive, sans réfléchir.
- Alors déjà, tu te calmes et t'arrêtes de prendre un air supérieur, et tu fermes ta grande gueule, merci, lâcha Lym, vibrante de colère, les poings serrés et ses yeux verts lançant des éclairs.
- Ouuuh, siffla Shay quelque part derrière elle.
L'autre fille haussa les sourcils bien haut, l'air énervé et blessée dans son égo – elle n'avait apparemment pas l'habitude qu'on ose lui répondre – et Lym remarqua qu'une bande de six autres mastodontes à l'air stupide s'était formé derrière elle ; elle venait sans doute de se faire sept ennemis mortels en s'attaquant au chef de bande.
- Tu sais qui je suis ? cracha la fille aux cheveux bruns.
- Non, répliqua Lym, aucune idée.
- Cléandra Coff.
Elle haussa de nouveau ses sourcils broussailleux comme si elle s'attendait à une réaction, à ce qu'elle tombe à genoux en la suppliant de l'épargner, mais Lym n'avait pas la moindre idée sur l'identité de cette fille. Peut-être Cléandra était-elle connue auprès des Dragomirs ? Tant pis pour elle, dans ce cas, car elle n'avait pas beaucoup de connaissances dans le monde des videntis.
- Je sais absolument pas qui t'es.
L'autre ne sembla pas le moins du monde apprécier son ton provocateur et son habituel sourire insolent. Lym vit du coin de l'œil Shay et Kosh les regarder avec stupeur, comme s'ils hésitaient à intervenir.
Cléandra aurait pu s'excuser, ou même ne rien dire, et tout ce serait bien passé : clairement, elle voulait prouver qu'elle était la plus forte parmi eux et qu'ils devaient la craindre. « Tout le monde est soit beaucoup trop sympa, soit vraiment horrible, ici, ou quoi ? »
- Je vois, tu fais partie des nouveaux ? Parfait. Il me fallait justement faire une démonstration pour montrer à ces novices qui est celle qui commande ici.
Lym entrouvrit la bouche pour répondre, mais elle n'eut pas le temps de dire un seul mot ; un coup de poing lui percuta la mâchoire, la faisant vaciller en arrière, le visage endolori. Immédiatement, elle vit ses deux nouveaux amis s'avancer comme pour l'aider, mais elle leur fit un signe pour leur demander de rester à part.
Elle n'avait jamais aimé se battre ; blesser un être vivant n'était pas quelque chose de plaisant, loin de là, à ses yeux. Mais si on la cherchait, on finissait par la trouver.
Tout le monde, dans son lycée de St Exupéry, était au courant de cela depuis qu'elle était devenue l'amie de Sofy, qui se faisait harceler et insulter presque tous les jours par une bande d'idiots agressifs, le genre de gars violents qui vivaient en meutes et se prenaient pour les rois des quartiers paumés. Lorsqu'un jour, ils s'étaient moqué de ses cheveux en l'appelant « poil de carotte » puis avaient racketté Sofy pour lui voler ses affaires, Lym n'avait plus pu contenir sa fureur et les coups étaient partis tous seuls. Elle n'avait pas échappé à cette bagarre indemne, loin de là, car elle en avait hérité de longues balafres dans le dos, lorsque l'une des brutes avait sorti un couteau de son sac, ainsi que d'un œil au beurre noir qui avait prit des siècles à disparaître. Mais eux s'en étaient encore moins bien sorti. Ils avaient été bien amochés et elle avait, apparemment, même cassé le bras à l'un des deux.
Elle regarda Cléandra avec des yeux ardents d'une colère sans nom, mais la fille au visage de bouledogue ne sembla pas la prendre très au sérieux.
- Alors, gamine, on a mal ?
- Tu vas regretter d'avoir fait ça, crois-moi.
(chapitre corrigé ✔)