Sven Et Ingrid II

366-Arc Ashfeld : Acte LXXXIII Loin du Soleil

- Je n'aime pas...

Elle écoutait le cœur du Nord battre, la mélancolie enneigée de ses plaines, de ses prairies, de ses forêts. Couchée à l'arrière de la charette, Ingrid prêtait oreille à ces murmures plaintifs.

- Chante-moi quelque chose de plus joyeux, Wilhelm !

- Hum..., répondit le ténébreux amusé. Il aura fallu à peine quelques heures de routes pour que vous ne commenciez à faire des caprices.

- Je t'interdis de me plaindre. J'aurais préféré un meilleur compagnon de route, crois-moi. Maintenant, chante. Mets-y du cœur.

Le ténébreux guidait la charette le long du sentier de pierres noires qui traversait la forêt et menait à Heaven, la ville morte.

- Je ne chante pas, ma reine.

- Tu es d'un ennui, Wilhelm.

- Il y en a qui chante pour être plus heureux, commença-t-il, d'autres pour être moins triste. Il y en a qui chante pour paraître plus beau, plus élégant, d'autres pour l'argent, les bijoux, les cœurs. J'ai grandi dans l'amour. Ma mère me chantait une berceuse autrefois, à propos d'un bébé renard et..

- Je veux l'entendre ! déclara Ingrid en bondissant vers l'avant. Elle venait de flairer un bon coup.

Wilhelm se sentit dos au mur. Il voulait d'abord répondre négativement mais la tension de la rouquine était palpable. Elle aurait été capable de lui sauter à la gorge et de le forcer à tout déballer sous la contrainte. Bien que femme délicate d'apparence, Ingrid était monstre de puissance brute. Il refusait de la sous-estimer.

- Je ne suis plus sûr des paroles, reprit-il, mais je crois qu'elle récitait ces vers :
《Bébé renard, gentil renard,
Ami filou, ami filou, ami filou.
Il est l'ami, de bébé lion.
Il est l'ami, de bébé loup.

Bébé renard, gentil renard,
Ami filou, ami filou, ami filou.
Il est l'ami, de bébé lion.
Il est l'ami, de bébé loup.

Bébé renard, gentil renard,
Bébé renard, gentil renard... 》

Ingrid dévisageait Wilhelm l'air de dire c'est tout? Le ténébreux lui répondit en levant les bras d'impuissance. Il s'agissait des uniques vers qui lui revenaient.

- C'est d'une pauvreté... Il faut remédier à ça !

- Je ne la sens pas, cette idée..

- Nous allons compléter la berceuse !

- Compléter quoi?

Il soupira très fort. Cette femme n'est décidément pas très normale... mais pourquoi pas...

- Il y a donc trois personnages principaux dans cette chanson : bébé renard, bébé lion, bébé loup. Il nous faut un scénario solide, un sens à leur amitié et pourquoi ne pas écrire leur aventure.

- Il s'agit d'une berceuse, pas d'un livre.

- Quelle différence? Chaque musique raconte une histoire. Bébé renard est ami avec bébé lion et bébé loup. Ils pourraient cueillir les champignons ensemble dans la forêt. C'est une bonne idée ça.

- Je ne suis pas d'accord. Le renard est l'animal de la trahison et du vice. Bébé renard pourrait donc tuer bébé lion et bébé loup, puis leurs mères et leurs pères. Ça créera un cercle vengeresse très appétissant.

- Non ! Non ! Et non ! C'est pour les enfants que je signale ! Alors, il n'y aura pas de morts ni de cercle vengeresse ! Il faut quelque chose d'innocent, de pur, d'entraînant.

Quelque chose d'innocent, hein?

Il n'arrivait plus à suivre, depuis un bon bout de temps déjà, le rythme de la musique nordique. Il se remémorait des jours de fête, quand les guerriers battaient le bouclier en chantant à la gloire d'Odin et à la gloire de la guerre. Il se remémorait de son premier baptême blanc, du premier homme qu'il avait tué de sang-froid, à onze hivers à peine.

Il portait encore en lui les murmures de cette terreur enfouie, de cette peur qu'il avait su dompter et qui le rendait intraitable.

Il avait préféré le silence, cela lui permit d'aller loin.

- Écoute, Wilhelm. J'ai le premier couplet :
《Bébé renard, gentil renard,
Ami filou, ami filou, ami filou.
Il aimait cueillir les champignons,
Sur le territoire de bébé lion.

Bébé renard, gentil renard,
Ami filou, ami filou, ami filou.
Plus filou que bébé loup,
Il ricanait de son ventre tout mou.》

En écoutant les vers d'Ingrid, il repensait à ceux que sa mère lui chantait. La berceuse parlait en effet de trois personnages : bébé lion, bébé renard, et bébé loup. Tous trois étaient très amis. Mais un jour, bébé lion disparut. Il ne resta plus alors que bébé loup et bébé renard. Bébé loup aimait beaucoup bébé lion et regrettait son absence, alors il choisit d'aller à sa recherche en laissant bébé renard derrière, tout seul et livré à lui-même. Bébé renard n'était pas le plus fort, ni le plus habile, mais il a su combler avec son intelligence et son vice pour pallier cette solitude. Ces deux amis sont partis sans jamais revenir, il a compris que s'il partait, il ne reviendrait plus jamais. Et depuis ce jour, l'on dit qu'il faut se méfier des renards, le plus rusé des animaux.

- Ma reine, vous chantez comme une casserole. Heureusement que nous sommes arrivés.

Il arrêta la charette devant la frontière du Nord.

- Va mourir, Wilhelm. J'ai cru que tu m'aiderais à compléter la berceuse. Décidément, on ne peut jamais compter sur toi.

- Ce n'est pas de ma faute si je ne suis pas un bouffon. Mais il y a plus important. Nous sommes à un tournant. Franchir le seuil d'Heaven impliquerait bon nombre de conséquences désastreuses. Je sais que vous êtes dans la période des caprices mais permettez-moi de vous dissuader une dernière fois : retournons à Alfheim et terminons la bataille contre William.

- Non, sûrement pas. Je suis restée beaucoup trop longtemps loin du soleil. Les couleurs du monde me manquent. Le blanc m'insupporte.

- Pourtant il avait bien les cheveux argentés lui...

- Exact. Le blanc m'insupporte. Tout comme l'argent. Tout comme toi, Wilhelm, tu m'insupportes. Fais avancer la charette et laisse-moi continuer à chanter.

- D'accord, mais à voix basse par pitié...

- La ferme !