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- Quelle belle blague, réplique sèchement Laslo en hochant négativement la tête. Vous êtes tous les deux des ennemis, et vous vous protégez l'un l'autre. Mêmes deux français d'une même région ne se protégeraient pas avec autant de ferveur. C'est n'importe quoi.

Je ne réponds pas. Keo n'attend pas que Laslo s'éloigne pour s'interposer entre mon camarade de classe et moi. Il me pousse doucement derrière lui et pointe son fusil sur la tête de Laslo, qui éclate de rire.

- Dégages, grince Keo entre ses dents.

Mais Laslo ne relève même pas. Son regard est toujours ancré dans le mien. Son visage dissimule mal la douleur qu'il ressent, son dégout à mon égard. Je n'ai plus l'impression d'avoir en face de moi Laslo, mon ami du lycée. Celui qui était gentil avec moi, qui m'appréciait. Ce garçon-là a disparu pour céder place à une version de lui inquiétante. Mon cœur se serre. Il me terrifie encore plus que mes instituteurs, que Madeline et ses amis, voir même que n'importe quel bleu.

- J'ai essayé de te comprendre tu sais, dit Laslo d'une voix un peu plus douce, sans se départir de son regard foudroyant. J'ai essayé de savoir pourquoi tu m'as laissé tomber pour ce bleu, Neela ... Mais je n'ai pas réussis. Et même à l'heure actuelle, je ne comprends pas ce qui t'as poussé à me trahir.

J'ouvre la bouche, mais le rouge me devance.

- Je sais que tu es faible. Tu l'as toujours été, et ... C'est ce qui faisait ton charme, tu sais. Tu ne t'es jamais comporté comme une rouge normale, tu as toujours eu une façon de penser anormale. Mais avant, je ne me rendais pas vraiment compte. Je me rendais pas compte que tu es toxique.

- Laslo ... dis-je, pour me faire couper à nouveau.

- Tais-toi.

Sa voix chevrote légèrement. Il s'éclaircit la gorge, essaye de réenfiler son masque de garçon fort et inébranlable qu'il exhibé tout au long de l'année. Sauf qu'aujourd'hui, il a du mal à faire croire qu'il est ce soldat flegmatique. Ses émotions sont comme des prédateurs, elles le rattrapent et lui sautent dessus, lui dévorent le visage de leurs grandes gueules aux crocs pointus et acérées. Un voile de tristesse recouvre ses iris. Ils scintillent comme les rubis d'un pendentif.

- J'ai été attiré par ta fragilité, Neela. Dès que je posais les yeux sur toi, je n'avais qu'une envie : te protéger. Mais aujourd'hui, je réalise à quel point c'était stupide. Car j'aurais plutôt dû penser à me protéger de toi.

Il me jauge du regard un instant, avant de me souffler :

- Tu n'es pas une rouge, et le bleu que tu défends n'est pas un bleu. Vous deux, vous ... Vous êtes des traîtres.

J'aimerai lui dire quelque chose. Lui prouver qu'il a tort, que je n'ai jamais voulu le trahir et que je ne fais rien de mal. Mais comment le pourrais-je, alors que toute sa vie la société lui a appris à ne vivre que pour tuer le camp ennemi ? Je vois en Laslo le reflet de celle que j'étais avant de faire la connaissance de Keo.

Si mon opinion sur le monde commence petit à petit à changer, c'est bien parce que j'ai assisté à la mort de maman. Mais pas seulement. J'ai appris que mon prénom veut dire bleu en hindi. Que Keo, qui a pourtant les yeux bleus, n'est pas un monstre. Que la région Rouge est tout aussi meurtrière que la région Bleue. Mais quelque chose me dit que je ne réussirais pas à faire entendre raison à Laslo. C'est un guerrier de naissance, la rage coule dans ses veines. Il a besoin de me détester, ne serait-ce que pour se rassurer. J'inspire un bon coup, puis je fais relâcher mon diaphragme.

- D'accord, me contenté-je de dire avec calme. Laslo ... Je sais que tu es en colère, mais ... Tu as eu tort de venir ici. Ça ne servira à rien d'essayer de nous attaquer. Nous sommes deux, tu es seul. Et puis tu es blessé à la jambe. Si tu veux, nous pouvons discuter calmement. Inutile d'utiliser la violence.

- La violence ? répète le rouge, incrédule.

NeelaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant