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Et voilà que ça me reprend. Les battements affolés de mon cœur, le tremblement soudain de mes mains et mes lèvres qui se verrouillent, comme s'ils voulaient empêcher les mots risqués qui se préparaient à être prononcés. Il est si près de moi que je suis sûre qu'il entend le martèlement à l'intérieur de ma poitrine. Une partie de moi, celle qui est irrationnelle, a envie d'approcher davantage de ce garçon qui m'en fait voir de toutes les couleurs. Et puis l'autre partie, celle qui est réfléchie, a envie de fuir à l'autre bout de la pièce. Quel beau désordre je fait ...

- Neela ?

Il est devenu tellement sérieux, tout d'un coup. Son sourire s'est effacé. Que dois-je lui dire ? Je ne sais même pas ce qu'il m'a pris de sortir ça. Et j'ai chaud, si chaud ! Comme si on avait frotté du charbon ardent sur mon visage. Pourquoi est-ce que je réagis de cette manière ? J'ai envie de me mettre une claque sur la figure.

- J'ai sommeil, prétexté-je en baissant les yeux. Bonne nuit.

Sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, je regagne ma place et me retourne pour ne plus avoir à le regarder. Pourtant, je sens toujours son regard ardent sur moi, même si je suis de dos. J'en ai littéralement des frissons. Je rabats la couverture sur moi et m'abandonne au sommeil, mes doigts agrippés au bracelet de Keo.

~ ~ ~

Nous mangeons tous en silence des boites de conserves d'haricots et de pommes de terre. Chacun d'entre nous baille à s'en décrocher la mâchoire. Personne n'a bien dormi cette nuit, et pas seulement parce que nous avons été réveillés pour notre tour de garde. Moi, mes cauchemars ont réapparus. Je me suis revue en train de tirer sur Sacha, puis sur les deux bleus dont j'ignore le nom. Lorsque je me suis réveillée en sursaut, c'était au tour de Keo de surveiller. Il se tenait près de la porte d'entrée, mais il m'a vu me redresser en haletant. Silencieusement, il a traversé la pièce pour essayer de me calmer. Je sens encore la chaleur de ses bras vigoureux qui m'étreignent doucement, et sa main qui caresse l'entrelacs de mes cheveux en bataille. Il ne m'a rien dit, il a seulement attendu que je m'endorme à nouveau.

Plus les jours passent, et plus je deviens perdue. Je ne sais toujours pas si j'apprécie Keo ou non. Je ne sais pas si je dois lui faire confiance. Qu'est-ce qui me dit qu'il ne fait pas semblant avec moi ? Peut-être que sa gentillesse est une ruse ... Peut-être qu'il est comme Laslo, au fond. Ou alors, peut-être qu'il me considère vraiment comme une amie. J'aimerai le lui demander directement, ça me faciliterait la vie. Mais je doute d'en avoir le courage.

- Je vais sortir rapidement, annonce Clora en s'étirant. Il faut que j'aille me dégourdir les jambes avant le long trajet qui nous attend ...

Mehdi lui propose de l'accompagner, mais elle refuse en disant qu'elle se montrera vigilante. C'est ainsi que nous nous retrouvons tous les quatre dans la salle de séjour, à patienter son retour. Je prends mon carnet de croquis ainsi qu'un crayon et une gomme, avant de m'asseoir dans un coin, à l'écart des autres. Je suis tellement concentrée sur mon croquis que je sursaute lorsqu'une main se pose sur mon épaule.

- Du calme ! dit Mehdi en rigolant. Ce n'est que moi. Qu'est-ce que tu fais ?

Pour toute réponse, je lui montre mon dessin. J'ai esquissé une sorte de plage avec de nombreux palmiers à l'arrière. L'écume légère des vagues grisâtres vient s'abattre sur la bande de sable.

- C'est tellement beau, s'exclame-t-il, émerveillé. Comment est-ce que tu as fait, pour dessiner ça ? Tu es déjà allé sur une plage, toi ?

- Non, jamais. Mais je sais à quoi ça ressemble, car j'ai fouillé la bibliothèque de mon lycée de fond en comble à la recherche d'images sur la mer. Le monde était si beau, avant qu'il ne s'effondre ...

- Il l'est toujours, non ?

Je hoche négativement la tête.

- Euh je ne crois pas, soupiré-je. Maintenant, les plages doivent être jonchées de cadavres en décomposition, et aussi de déchets. Comme partout en France, d'ailleurs. Les français sont tellement obnubilés par la guerre que tout le reste passe en second plan. J'ai l'impression qu'à présent, si tu ne sais pas te servir d'une arme, tu n'as aucune valeur. Aucune place dans la société. C'est tellement triste !

NeelaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant