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Elle était elle aussi une incolore.

Bien que je sois assise par terre, je vacille d'une manière incoercible. Je pose ma main sur le sol poussiéreux du bâtiment abimé, mais c'est à peine si je sens les rainures du parquet sous la pulpe de mes doigts. J'enfonce mes ongles sur le bois vermoulu, et un léger bruit de grincement retentit lorsque je les déplace. Malgré cette couverture chaude et ambrée que m'offre le soleil, un vent froid s'est abattu sur mon dos, me faisant frémir des pieds à la tête.

C'est comme si cette nouvelle bombe que vient de lancer Keo explose en moi, détruisant toutes les croyances que j'avais. Mes doutes s'envolent, et mon cœur également. Il voltige un instant dans l'air, quelques secondes, dans une tentative désespérée de ne pas admettre la vérité. J'essaye de me raccrocher à quelque chose, à n'importe quoi. Au visage grave de Keo, qui me fait peut-être une blague. A mes oreilles qui ont peut-être mal entendues. A mon cerveau qui a peut-être mal enregistré l'information.

Sauf que, au fond de moi, je sais très bien que je me cherche des excuses. Parce que la vérité, je la connais. Et puis l'adolescent ne pourra jamais ravaler ses paroles et faire comme si de rien était. A présent, je ne resterais plus dans l'ignorance. Mon cœur, qui était suspendu dans le vide, vient se briser par terre aussi facilement qu'un récipient en verre, laissant les fragments sur le sol.

Je ne sais pas si je réussirais à les recoller ensemble, maintenant que je suis anéantie.

Je ne sais pas si j'en trouverais la force.

- Ma ... Ma mère ...

Keo me regarde avec une mine qui se veut compatissante. Il esquisse un geste dans ma direction, mais se ravise aussitôt.

Ce garçon est un traître ... Bizarrement, ça me semble plutôt logique. Je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas l'avoir découvert moi-même. Je comprends mieux son comportement excessif lorsque je lui parlais des incolores. S'il se mettait autant en colère, ce n'est pas parce qu'il ne les aime pas ... Mais simplement parce qu'il est lui-même incolore ! Je dois avouer qu'il a bien réussi à cacher son jeu. Si je l'avais sût plus tôt, je ne pense pas que j'aurais été surprise par ses médisances, ses sermons à propos de la société.

Ce qui me choque le plus, c'est que ma mère fasse également partie des incolores.

Depuis tout ce temps ... Elle n'était pas une rouge. Elle faisait semblant d'en être une. Et je suis tombée dans le panneau, comme ça, sans me poser de questions ! Elle semblait si forte, pour moi, elle était la citoyenne modèle que je n'étais pas. Mais tout ça ... C'était une façade.

- C'est ... C'est impossible ! m'indigné-je, les yeux brillants. Maman n'était pas une traîtresse !

- Bien sûr que si.

- Non, elle était une rouge ! Elle avait les yeux rouges !

- Les incolores sont pas nécessairement des français qui refusent de faire partie d'une région, hein. Ça existe, des incolores bleus et rouges ... C'est juste qu'ils sont beaucoup moins nombreux. Généralement, leurs entourages savent pas qu'ils sont des traîtres, comme tu dis. Dans mon cas, dans la région Bleue, je faisais semblant d'être un bleu comme les autres ...

Je secoue la tête, refusant de m'accommoder à cette vérité.

- Pourquoi ma mère ne m'a-t-elle jamais rien dit ?

- Ça j'en sais rien, soupire à nouveau Keo. Peut-être pour te protéger. En tout cas, quand j'ai accepté de l'aider à te sauver, elle m'a fait promettre de rien te dire à propos de notre plan. Que tant que tu serais pas en sécurité, de pas te dire que je suis un incolore. C'est pour ça que je t'ai caché tout ça, Neela. J'avais pas envie, mais ... J'en avais fais la promesse à ta mère, tu comprends ?

Je hoche doucement la tête, encore secouée par toutes ces révélations impromptues. Mais Keo n'en a pas fini. Il m'explique ensuite que s'il s'est porté volontaire pour aider le lycée de Wen à attaquer mon lycée, c'était uniquement pour me trouver et me sauver. Ma mère était déjà au courant pour l'attentat ... Et je comprends maintenant pourquoi elle avait l'air aussi stressée les jours avant l'attaque. Et je comprends aussi pourquoi, dans ses dernières minutes d'agonie, elle tenait autant à ce que j'accorde ma confiance à Keo. Je sens ma gorge se nouer et mes yeux picoter.

Non, je ne pleurerais pas une fois de plus, pensé-je intérieurement.

NeelaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant