90

326 40 5
                                    

Il hoche négativement la tête, soudain dégouté par mes paroles.

- Faux. Les jaunes nous donnent le strict minimum, c'est tout.

- Nous leur devons tout ! m'exclamé-je, incapable de faire taire ma répulsion.

- Tout ? me répond-il avec des yeux écarquillés. Vraiment ? Tu serais capable de donner ta vie pour eux, par exemple ? Tu pourrais te tuer pour des gens qui te manipulent ?

Sa dernière phrase me coupe dans mon élan de colère. J'essaye de trouver quelque chose à dire, pour ne pas perdre la face. Mais je ne trouve rien, parce qu'il a réussi à semer le doute dans mon esprit.

- Euh ... croassé-je.

- Tu le ferai pas, me dit-il en retrouvant son sourire, ce qui a pour seul but de m'agacer.

Je lâche un soupir en tournant ma tête vers la pluie qui continue inexorablement à noyer la rue. Je n'ai plus envie de voir l'expression présomptueuse de Keo.

- Tu trouves pas ça bizarre qu'il y ait, en France, deux régions très pauvre et une très riche ? continue l'adolescent, sans se laisser déstabiliser par mon attitude. Que les régions pauvres vivent dans des conditions déplorables, pendant que la région riche refuse de lever le petit doigt pour eux ? Que les rouges et les bleus s'entretuent et se disputent le peu de nourriture que les jaunes leurs donnent ?

- Ce n'est pas de la faute des jaunes si les aliments sont devenus si rare, précisé-je.

- Je te parie que ces radins mentent quand ils disent qu'ils ont tout aussi faim que nous, me répond-il en lâchant un rire sec. Ils doivent cacher de la bouffe dans leurs régions, pour pas avoir à la partager avec les bleus et les rouges.

Je parviens enfin à regarder Keo. Bizarrement, celui-ci a laissé tomber sa mine dédaigneuse pour me regarder avec sérieux. Je comprends qu'il attend ma réponse. Je refuse de lui en fournir.

- Je n'ai pas envie de discuter politique, Keo, dis-je avec fermeté.

Heureusement, il me laisse tranquille. Un peu plus tard, je demande à sortir dehors pour remplir nos gourdes à peine entamées, mais Keo n'a pas l'air d'en avoir très envie. Devant ses protestations, je finis par sortir seule. La pluie glaciale me fait frissonner des pieds à la tête, mais j'ai l'impression de prendre vie. Le son ouaté et délicat des gouttes qui s'étalent tout autour de moi me rappelle toutes ces nuits dans ma chambre où j'ai réussis à m'endormir malgré mes cauchemars, et seulement grâce à cette mélodie.

Je ferme les yeux. Ma maison que je ne reverrai probablement pas avant longtemps me manque. Ma mère me manque. Ma on ancienne vie manque. Une boule se forme dans ma gorge, mais aucune larme ne jaillit sous mes paupières. A quoi bon ? Le ciel pleure déjà pour moi. Je m'extirpe des ténèbres et lève la tête vers le plafond couvert gris de nuages. Le fluide limpide de l'ondée se déverse sur mon visage, sur mes cheveux encore noués en deux tresses collées. J'inspire et j'expire un bon coup.

J'essaye de voir ce temps comme un signe. Beaucoup de choses se sont peut-être déroulées ces derniers temps, il ne faut pas pour autant que je baisse les bras. Car il reste peut-être encore de l'espoir pour moi. Et pour Keo.

NeelaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant