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J'arrache la page de mon carnet avec rage, l'écrase en boule, puis le jette le plus loin possible dans la pièce.

- Pourquoi tu as fait ça ? s'étonne le garçon.

- Parce que ce dessin est une catastrophe !

Keo et Wyatt, qui, à l'autre bout de la salle, étaient en grande discussion, s'arrêtent pour me regarder. Mais ils détournent aussitôt la tête en voyant mon regard furibond.

- Mais non il ne l'était pas ... ajoute Mehdi, confus.

Je ferme les yeux et passe une main sur mon visage.

- J'en marre, grommelé-je. Marre de tout ça. Tout ce que j'aimerai, là, tout de suite, c'est d'être libre. M'enfuir quelque part, loin toute cette violence et de cette haine, et vivre une vie que j'ai envie de vivre. Une vie à cent à l'heure, où je pourrais enfin être moi-même. Où je n'aurais pas besoin de faire semblant. Où je pourrais dessiner et peindre autant que je le souhaite. Où je n'aurais pas à culpabiliser de faire équipe avec des gens qui ne sont pas des rouges ... Je ...

Lorsque je m'extirpe des ténèbres, je découvre que Mehdi me regarde avec ses grands yeux émeraude. Il a l'air suspendu à mes lèvres. Une mèche noire lui retombe sur le front, lui gênant la vue. Il devait tellement être concentré sur ce que je disais qu'il n'a pas pensé à la remettre en place.

- ... Ça fait du bien de vider son sac, dis-je en souriant d'embarras. Il fallait que j'en parle, ça me pesait sur le cœur depuis si longtemps ... Euh ... Merci de m'avoir écouté, Mehdi.

Maintenant que ma rage est passée, j'ai un peu honte d'avoir réagi ainsi. Mais j'ai de la chance, Mehdi n'est pas le genre de personne à se moquer des autres. Il se contente de hocher la tête et de m'adresser un sourire rassurant.

- Pas de problème ! C'est vrai que ce n'est pas top de tout garder pour soi ... Et puis, c'est génial, de se confier à un inconnu. C'est libérateur, et ça te permet de ne pas avoir peur d'être jugé.

- Mais tu n'es pas vraiment un inconnu, fais-je remarquer.

- Ah oui, c'est vrai ... Bon alors, un presque inconnu peut-être ?

Je lâche un petit gloussement, et baisse les yeux vers mon carnet à croquis qui commence à devenir désépaissi. Tiens, il faut que je pense à économiser mes pages. Si je continue de les gaspiller ainsi, je ne pourrais bientôt plus dessiner ...

- Tu rêves d'être une artiste, non ?

Je relève la tête vers mon interlocuteur, qui observe ma main crispée sur mon crayon à papier. A l'intonation de sa voix, je devine qu'il n'attend pas vraiment une réponse de ma part. En fait, il pense avoir sorti une affirmation. Mais j'opine tout de même du chef.

- Oui, mais ... Je ne sais pas si j'en ai vraiment le droit.

- Comment ça ?

Je pose mes affaires par terre et je ramène mes jambes contre moi, pour les entourer avec mes bras.

- Je ... Je me souviens de ce qu'une personne m'avait dit, il n'y a pas si longtemps que ça : il n'y a pas de place pour les rêves, dans la région Rouge. Et même si ça me fait mal de l'admettre, je sais que cette personne avait raison. Dans cette société où on vit, personne n'a le choix. D'ailleurs, il n'y a aucun choix. Ton avenir est décidé dès ta naissance : à peine arrivé, et on t'opère les yeux pour que tu n'oublies jamais que tu dois vouer à la région Rouge une fidélité inéluctable. Ils te mettent dans la tête que tu dois adorer les jaunes et détester les bleus. Tes parents t'inscrivent dans un lycée militaire sans te demander ton accord, et voilà qu'une fois diplômé, tu es prêt à aider la patrie en te battant corps et âme contre l'ennemi. Je n'ai jamais voulue me former à devenir une soldate ! Je n'ai ni le physique ni le mental pour grossir les rangs des patrouilleurs, gardiens, ou que sais-je encore. Et pourtant ... Pourtant ...

NeelaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant