De Larochelle se retourna d'un bloc, et Greenberg faillit se cogner à lui. Il le dominait d'une bonne tête. Il avait perdu son air morne et blasé, et son regard brillait maintenant d'une colère à peine contenue. Mais le bonhomme, à qui l'alcool donnait sans doute du courage, ne semblait pas le remarquer.

« C'est une sculpture monumentale de marbre blanc. Une statue de Lucifer, enchaîné sur un rocher. Vous devez la connaître. »

Il y avait très longtemps que de Larochelle n'avait pas ressenti une telle sensation de vertige. Les chevaux des toiles se mirent à tourner comme un manège infernal. Il lui sembla même entendre leurs lourds sabots frapper le sol quand il s'aperçût, stupéfait, que c'était son cœur. Si son expression ne trahissait rien de cet orage intérieur, il se sentait néanmoins prêt à perdre prise sur lui-même, à attraper le cou de cet importun et à le briser comme celui d'un poulet.

« Je vois que j'ai votre attention... »

Ils sortirent tous les deux. De Larochelle eut le réflexe de regarder, au-dessus d'eux, la cathédrale qui dominait la falaise, qui elle même menaçait d'écraser la rue Saint-Christophe depuis qu'elle se déroulait à ses pieds. Il aurait aimé y aller, sans savoir pourquoi.

Pendant qu'il le suivait au troquet, de Larochelle fixait la nuque de Greenberg comme s'il pouvait la percer pour arracher les secrets de sa cervelle. Il était pressé de découvrir ce que savait au juste cet inconnu et l'ampleur de la menace qu'il représentait. Mais quand il tentait d'accéder aux pensées superficielles du vieillard, il ne percevait qu'un brouillard douloureux de lamentations et d'ennui prenant leur source dans un puits noir de souffrance creusé par la mort elle-même. Cet homme était un sorcier. C'était la première fois que de Larochelle en rencontrait un.

Ils quittèrent la rue Saint-Christophe pour une allée étroite. Elle n'était pas éclairée, il n'y avait presque aucun témoin ; il aurait pu en finir tout de suite, devancer un peu le rendez-vous du bonhomme avec la faucheuse. Mais il était certain que l'autre avait pris ses précautions. Mieux valait jouer cette partie avec finesse.

Greenberg était visiblement un habitué du troquet. Les employés semblaient le connaître, à défaut de l'apprécier. La serveuse le regardait avec crainte et dégoût, et de Larochelle n'avait aucun mal à percevoir ses pensées, fouiller dans ses souvenirs récents, chargés des images d'avances grossières, tolérées à cause de pourboires faramineux. Comment un homme pouvait-il vivre si longtemps en n'inspirant autour de lui aucun autre sentiment que le mépris? S'il avait saisi ce crâne fragile entre ses mains et l'avait pressé à le faire éclater, les rares témoins auraient dû se faire violence pour résister à l'envie d'applaudir.

Ils s'installèrent à une table reculée. Quand la serveuse vint prendre leur commande, Moore lut en elle avec aisance qu'elle se méfiait de lui, par le simple fait qu'il acceptait de trinquer avec Greenberg. Greenberg — était-ce seulement son vrai nom ?

Le vieillard demanda le scotch le moins cher. Quand la serveuse revint, il lui donna un gros billet et lui dit de garder la monnaie, appuyant sa générosité d'une solide claque sur les fesses. Après qu'elle se fut éloignée, il sortit une chemise de carton de son sac et l'ouvrit. Au-dessus d'une pile de papier, il y avait une photographie de la sculpture. Blanche comme la craie, belle et pure comme le désespoir. Lucifer privé de gloire, le regard abattu, encadré par ses vastes ailes, enchaîné à son rocher, les gestes torturés. Il n'aurait jamais cru la revoir ; à vrai dire, il l'avait presque oubliée.

« La voilà. Elle est en route par bateau et arrivera dans quelques jours.

— Que savez-vous sur cette statue ?

— Elle est l'œuvre d'un romantique français, Édouard de Larochelle.

— C'était un peintre, pas un sculpteur. »

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant