Cadavres et menaces

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De Larochelle n'était pas le plus inquiet des Bergers. La menace sourde, il la ressentait comme les autres, mais elle était pour lui une distraction bienvenue.

Il n'aurait pu survivre un siècle et demi sans peindre et sans écrire. La peinture et l'écriture étaient pourtant interdites par la loi des Bergers. Il lui fallait donc désobéir pour vivre. En cela, il ressemblait à farouche Ilona, mais pour d'autres raisons. Néanmoins, il n'avait plus créé depuis sa rencontre avec Greenberg, et depuis que ce spectre le suivait comme son ombre.

Il n'arrivait pas à la voir — dans le Sanctuaire, elle se faisait discrète, comme si elle avait quelque chose à redouter. Il sentait toutefois sa présence tout près. Elle n'avait rien raté des délibérations du conseil, depuis quelques mois. L'ennemi de Rodrigue, qui qu'il soit, connaissait ses moindres mouvements et quand, entre Bergers, on évoquait la probabilité d'une trahison, de Larochelle se sentait toujours visé. Avec sa mère, il ne parlait plus qu'italien — sa gardienne spectrale lui avait avoué qu'elle n'y comprenait rien, et il la croyait. Mais comment suggérer une telle ruse à Rodrigue sans devenir suspect ?

Il regarda Cassandra. Encore deux ans, et elle perdrait elle aussi le droit d'écrire. Cette enfant avait été sa seule faiblesse, l'unique moment où il s'était montré assez égoïste pour croire que sa malédiction était un don.

Tout cela pesait sur l'âme d'Édouard depuis si longtemps qu'il songeait à déverser sur Jérôme ses secrets et ses doutes. En tant que Confesseur, Jérôme devait taire tout ce qu'on lui révélait, mais sa discrétion pourrait-elle tenir sous l'énormité de ses aveux ? De Larochelle avait, dès sa toute première nuit, envisagé divers moyens pour mettre fin à son existence indigne, mais être massacré par Rodrigue n'en avait jamais fait partie.

Jérôme s'avança, et chacun comprit qu'il allait prendre la parole.

« Le prince va recevoir son conseil. »

Et il ouvrit la double porte à la serrure de bronze.

Les conseillers entrèrent un à un. Les autres approchèrent autant que Jérôme le leur permettait. Les Bergers à l'ouïe fine pouvaient entendre des bribes des délibérations — lui-même les avait longtemps épiées, avant d'aller y rejoindre sa mère. C'était un mal auquel il n'y avait pas vraiment de remède — et la raison pour laquelle on n'avait pas encore soupçonné la présence d'un fantôme-espion.

Dès que la porte se fut refermée, les conseillers allumèrent le lampion qui les attendait à leur place. Chose nouvelle, les flammes chétives éclairaient un rectangle de papier, déposé vis-à-vis leur chaise. Ils restèrent tous interdits devant cette petite liasse.

« Prenez, je vous en prie, et lisez. Ceci est un document obtenu par le conseiller Grimaldi auprès de la police. Il s'agit de la position de tous les corps qui ont été retrouvés vidés de leur sang depuis les quatre derniers mois. Combien y en a-t-il, au juste ?

— Quatre-vingt-quatorze, répondit Grimaldi.

— Voilà. Je me souvenais du nombre, mais il est si énorme que je n'en étais plus certain. Quatre-vingt-quatorze. À une époque pas si lointaine, un seul corps comme celui-ci aurait suscité ma colère. Avez-vous tous déjà oublié la Grande Chasse ? »

Le prince marqua une longue pause. Aucun Berger n'osait bouger.

« Je sais que vous n'êtes pas directement responsable. Toutefois, je vous ai confié de vastes territoires non pour vous récompenser, mais parce que je croyais que vous étiez les mieux placés pour les protéger.

— Votre rapport ne relate aucun cas sur mon territoire, dit Ilona. Tout cela ne me concerne pas. »

Rodrigue daigna diriger son regard vers elle. Ilona seule pouvait se permettre ces insolences. Elle n'avait pas la puissance de Rodrigue, sinon elle l'aurait évincé depuis longtemps. Restait que, pour une raison ou une autre, il la tolérait, ne pouvant même se résoudre à la chasser de son conseil.

Clarimonde vérifia sur le papier les prétentions de sa rivale. « En effet, ma chère. Votre secteur est impeccablement tenu. Si j'étais mauvaise langue, je dirais que c'est suspect.

— Ces accusations sont inutiles, dit le prince. Car je m'attends à ce que dame Ilona applique dans la cité les méthodes, quelles qu'elles soient, qui on tenu son territoire propre.

— Si voulez insinuer que j'ai des accointances avec les anarchistes...

— Je n'ai pas besoin d'insinuer quoi que ce soit. Car je mettrai la main sur ces voyous, quoi qu'il en coûte. À ce moment-là, nous saurons s'ils ont des complices. En attendant, je constate que nous sommes désunis et inefficaces. Tous, vous vous êtes montrés décevants. À l'exception de Grimaldi, qui m'a rapporté la présence des anarchistes le premier, et dont le fils est parvenu à en détruire deux. Dois-je vous rappeler qu'il est, de très loin, le plus jeune de vous tous ? Vous disposez de ressources considérables. Votre influence s'exerce sur la presse, la police, les gangs. Mettez tous cela à profit, et obtenez des résultats. Sans quoi, vos territoires iront à quelqu'un de plus qualifié. »

Rodrigue pouvait parler d'union, mais de Larochelle n'avait jamais autant ressenti les tensions et les rivalités au sein du conseil. L'idée que le prince pourrait redistribuer les territoires allait tous les pousser à se tirer dans les pattes les uns les autres.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant