« Tu ne me sers à rien »

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Michel se retourna, prêt à se dégager s'il le pouvait, mais, déjà, l'intrus était apparu.

C'était un homme d'assez petite taille, affichant la quarantaine, au blouson de cuir déposé sur un corps maigre à faire peur. Son sourire carnassier se découpait sous une moustache effilée comme un rasoir et ses yeux délavés brillaient comme ceux des loups à la faible lueur des bougies. Michel observa le sol près de ses pieds : il ne projetait aucune ombre. Cela pouvait-il être Prospero ? Entre mille apparences, pourquoi choisir celle-ci ?

« C'est donc toi, le fameux Michel ? Franchement, je m'attendais à mieux. Allez, ça s'arrête ici, ti-gars. »

Quel âge pouvait-il avoir ? Comment deviner sa puissance réelle ?

Michel saisit son bras gauche, toujours tenu par Myriam. Tournant d'un quart de tour, il imposa au poignet de Myriam une pression qui la força à lâcher prise. Aussitôt dégagé, il se mit à courir vers la sortie. Elle était toute proche ; il gardait un mince espoir d'y arriver avant le moustachu.

Il ne lui fallut pas une seconde pour l'atteindre. Mais, quand il aperçut la falaise éclairée par la lune, il vit que deux vampires l'attendaient là. La trappe s'était refermée.

Grandbois ne pensa pas une seconde à se rendre. Il acceptait le combat sans l'avoir choisi, et sans songer à une défaite aussi certaine que l'aube.

Les deux adversaires avaient étendu leurs bras pour lui barrer le passage. Ils croyaient que Michel allait s'arrêter, puisqu'il n'y avait, au bout du tunnel, que la rivière tumultueuse. Michel ne ralentit pas. Arrivé à une enjambée du vampire de droite, il bondit, projetant son genou en avant, frappa son adversaire en pleine poitrine. Il était le plus jeune, et donc le moins fort, mais il restait le plus lourd. L'autre fit un pas en arrière pour retrouver son équilibre ; son pied ne rencontra que le vide. Son compagnon le regardait sans savoir comment réagir. Il aurait sans doute pu rattraper son ami, sauver son existence. Michel les aurait alors poussés tous les deux dans les rapides — l'inconnu dut le deviner. L'eau hurlait le même cri furieux depuis des millions d'années ; elle ne haussa pas le ton quand le corps s'y engloutit.

Grandbois ne le regarda pas tomber. Il n'avait d'yeux que pour la paroi d'en face, à quinze pas de lui. Pouvait-il l'atteindre d'un saut ? S'il y arrivait, il pourrait peut-être s'accrocher à la pierre. Ses adversaires pourraient le suivre, mais pas le saisir, pas avant le sommet de la falaise. S'il s'y hissait avant eux, il pourrait les empêcher d'y prendre pied à leur tour, peut-être les noyer comme leur camarade.

Au moment où il prit appui sur le rebord, le deuxième vampire le saisit à bras le corps. Du coin de l'œil, Michel vit arriver le moustachu et, trois pas derrière lui, Myriam. Il n'était pas de taille à lutter contre un seul de ces adversaires ; contre trois à la fois, il était cuit.

Il tenta de desserrer l'étreinte d'acier de son ennemi, mais dut vite y renoncer. En un souffle, il se résolut à une extrémité désespérée : il empoigna à son tour le vampire par la taille et le souleva du sol. Il ne pouvait pas le détacher de lui, mais s'il plongeait, l'autre ne pourrait non plus l'en empêcher, privé comme il l'était de tout appui sur le sol. L'eau courante les détruirait peut-être tous les deux, mais Grimaldi avait enseigné à Michel que les vampires plus jeunes y résistaient mieux que les anciens. Il se raccrocha à ce mince espoir et plongea.

Il touchait encore la pierre de ses bottes qu'il regrettait sa décision. Son ennemi hurlait, raclait la roche de ses pieds dans un réflexe de révolte. Michel sentait son poids qui le tirait vers l'eau. Pourtant, quelque chose le retenait. Le gouffre attendait, avec une furie qui ne connaîtrait pas l'impatience. Michel regarda par-dessus son épaule et vit le moustachu qui le tenait par la traine de son long manteau.

« À quoi as-tu pensé, petit ? Tu as toute l'éternité devant toi, et tu veux plonger ? C'est ridicule. »

Sa force, comme il l'avait deviné, était considérable, mais, penché au-dessus du vide, Michel bénéficiait de son poids et de celui du vampire qu'il tenait toujours.

« Allez, aide-toi et je pourrai te remonter. Tu verras, le patron ne te veut aucun mal. »

Michel hurla afin que sa voix surpasse la fureur des flots. « Sais-tu pourquoi je l'intéresse à ce point ?

— Alors tu ne me sers à rien. » Michel se retourna et attrapa la manche du vampire. « Tu es un sin umbra. L'eau va te dissoudre comme un mauvais rêve. » Il appuya des deux pieds sur la paroi, poussant de toute la force de ses jambes. Un authentique éclair de terreur traversa le regard du moustachu. Son camarade le supplia de ne pas lâcher prise. Cela acheva de le convaincre. D'un mouvement bref, il dégagea son bras et laissa Michel choir dans l'eau noire et blanche.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant