La Proposition

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Au sommet de la tour qui portait son nom, Tobias Jugg était à sa place. De là, il dominait totalement la ville. Même le palais princier était plus bas que lui. Même le sanctuaire de Rodrigue. Les murs de cet étage étaient entièrement de verre, qu'il puisse bien savourer le spectacle de la Cité à ses pieds. En se tournant vers l'est, il pouvait voir la lueur de son enseigne. Quand, à tous les vampires, on interdisait de tenir un stylo, lui était parvenu à écrire son nom au plus haut point de la ville en lettres lumineuses de dix mètres de haut.

C'était une illusion de pouvoir, une comédie qu'il se jouait à lui-même. Il n'arrivait jamais à y croire plus de cinq minutes. Mortel, il avait été le seigneur de ces lieux. Désormais, il n'était qu'un sous-fifre. Entre lui et le véritable sommet, il y avait au moins six immortels, certains si anciens qu'on ignorait leur âge. L'un d'eux se tenait juste là, dans la même pièce que lui. Jugg obligea son fauteuil roulant à se retourner sur lui-même pour lui faire face. « Dépêchez-vous monsieur, mon temps est précieux.

— Est-ce que ces gens pourraient nous laisser seuls ? »

Medina n'était pas du genre commode. Tobias Jugg craignait de se trouver isolé face à lui, mais il n'avait guère le choix.

Ceux que désignait le grand inquisiteur étaient Simard et Levinston. Medina semblait savoir qu'ils appartenaient à l'Ordre de saint Pierre. Les relations entre les deux organisations étaient au mieux tendues.

« Rodrigue pourrait me détruire simplement pour vous avoir accordé cette entrevue.

— Le prince n'a aucun droit sur nous. Nous pouvons rencontrer les Bergers à notre convenance.

— Mais depuis peu, les circonstances ont changé. J'aurai peut-être besoin de témoins qui puissent attester de ma fidélité. »

À l'exception de Rodrigue, Medina était le plus ancien vampire que Jugg avait jamais croisé. La légende voulait qu'il ait participé aux croisades. Mille ans donc, à quelques années près. On aurait pu deviner son âge à son apparence . Ce n'était pas la première fois que Jugg pouvait l'observer, mais le physique singulier de Medina se révélait vraiment, sous l'éclairage violent du penthouse de Jugg. Sa chair paraissait aussi dure que du fer et sa peau était tendue comme celle d'un tambour, résumant ses rides vénérables à de simples lignes un peu plus claires qui croisaient les traits d'ébène de ses veines. C'est alors que Jugg comprit d'où venait cette illusion d'un teint sombre : le sang de l'inquisiteur était noir comme de l'encre. Les encoignures des yeux, inondées de ce liquide singulier, paraissaient plonger dans un abîme qui aurait pu les emporter, les engloutir, pour aller se fondre aux ténèbres plus pures de ses pupilles. Sa peau diaphane, pour peu qu'on lui portât attention, laissait voir un labyrinthe fascinant de capillaires pâles ou foncés, selon les endroits que leur maître choisissait d'inonder, et on pouvait lire sur sa face les flux de cet ichor menaçant. Était-ce toujours ainsi que vieillissaient les vampires ? Habitant la nuit jusqu'à l'inviter dans leurs veines ? Il tardait à Jugg de l'apprendre.

« Cette sagesse que vous manifestez, monsieur Jugg, devrait vous suggérer d'accepter cet entretien. Comme vous l'avez dit, les circonstances ont changé. »

Jugg fit pivoter son fauteuil roulant et fit signe à ses deux compères de quitter la pièce. Il ne craignait d'ailleurs rien. Levinston avait l'oreille fine ; il ne perdrait pas un mot.

Les deux vampires traversèrent les vastes contrées qui les séparaient de la porte et sortirent, après avoir embrassé du regard l'horizon torturé que permettaient de voir les larges baies vitrées qui cernaient l'appartement.

« Nous voilà seuls, comme vous le vouliez.

— Nous sommes inquiets pour vous, monsieur Jugg. Les sorciers sont partout une influence néfaste. »

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant