Les gargouilles ne prononcèrent pas un mot de réconfort

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Partout autour de Grimaldi, la terreur avait jeté son souffle glacé sur les Bergers assemblés. Après la vision cauchemardesque des Rats qui avaient traversé la surface pour se gorger d'ichor, ils avaient pu assister à la plus terrible démonstration de puissance que leur prince leur avait donnée à ce jour. Même Nyoto n'avait pu s'empêcher un mouvement de recul. Ce n'était pourtant qu'une terreur douce : elle prouvait aux Bergers que leur seigneur était capable de les protéger avec une telle férocité que personne n'oserait plus le défier.

Ilona était désormais le centre de toute l'attention. Elle était parvenue à garder son calme durant l'exécution de son éternel amant, et son effort pour ne pas fuir devant Rodrigue était presque palpable. Pourtant, elle ne serait pas immédiatement détruite. À la place de Rodrigue, Grimaldi aurait emprisonné la sorcière, afin de savoir qui était cet ancien mystérieux qui avait donné le moyen de le trahir, et qui avait presque déclenché une guerre.

Rodrigue lui-même ne portait aucune attention à Ilona. En suivant son regard, Grimaldi découvrit Jérôme, le cerbère, qui tremblait comme jamais il n'avait vu trembler un immortel.

« Pardonnez-moi, Seigneur ! Je n'étais pas maître de mes actes !

— Tu connaissais les accusations dont on m'affligeait. Tu savais qu'on attaquait mon honneur. Tu savais que nous risquions une guerre. Pourtant, tu as gardé le silence.

— Je craignais votre colère, seigneur, balbutia-t-il.

— Pas assez, apparemment. Rends-moi tes médailles ! »

Jérôme releva la tête, incertain.

« Rends-moi tes médailles ! »

C'était la première fois que Grimaldi entendait Rodrigue répéter un ordre. Jérôme se hâta de saisir l'escarcelle où il rangeait ses médailles. Il les tendit à son prince.

« Jugement, loyauté, courage, toutes ces qualités te manquent, Jérôme. Tu t'es révélé inadéquat. Et à présent cet esprit, cet espion. Depuis combien de temps notre conseil délibère-t-il devant lui ? À qui va-t-il rapporter nos secrets ? Le découvrir était ta responsabilité. Tu as échoué là aussi. »

L'attention de tous était maintenant détournée vers le cerbère. Ils étaient nombreux à calculer leurs chances de le remplacer. Une lourde et dangereuse mission, mais une place prestigieuse, tout près du pouvoir. Grimaldi songea alors à Ilona. Il ne la trouvait plus.

« Par égard à tes deux siècles de service, tu ne seras pas détruit. Je te condamne à l'exil. Tu n'as plus droit à l'abri du Sanctuaire. Dans deux nuits, chacun pourra te chasser et se repaître de ton ichor. »

Jérôme resta un moment prostré, les yeux fermés, attentif à la moindre des réactions du Peuple. Il n'y en eut aucune. Grimaldi compatissait. Depuis combien de temps Jérôme servait-il ? Deux siècles, avait dit le prince. Quand Édouard de Larochelle était encore mortel, avant que Jugg ne vienne au monde et longtemps avant que Rodrigue ne s'empare de la cité, il avait gardé cette cathédrale, et n'en était jamais sorti depuis.

« Allez, levez-vous. » Grimaldi avait mis la main sur son épaule. Jérôme tourna la tête, le regardant d'en bas.

« Vous n'avez pas une minute à perdre. Pendant que vous étiez ici, le monde a bien changé. »

Jérôme se releva, contemplant l'assistance, aussi immobile qu'une galerie de statues. Nul ne se déplaça pour le saluer, lui faire ses adieux. Pendant deux siècles, il avait été l'officier, l'empêcheur de tourner en rond, le porteur de mauvaises nouvelles. Le pas traînant, comme pour leur donner le temps de se repentir, de le rejoindre, il se rendit à la porte, l'entrouvrit pour la dernière fois.

Grimaldi se pencha vers Nyoto.

« Ilona a disparu.

— Et alors ? »

Alors ? Nyoto ne semblait pas se rendre compte de l'énormité des conséquences. Si le prince la laissait échapper, elle reviendrait venger son amant. Pas sur Rodrigue, maintenant hors de sa portée, mais sur Clarimonde, et sur l'Ordre ensuite, si elle découvrait son implication. Elle était en contact avec Prospero, alors elle saurait. Tout cela, Grimaldi l'avait compris en une fraction de seconde, mais cela ne préoccupait en rien Nyoto. Avec toutes ces oreilles indiscrètes, il ne pouvait pas le lui expliquer.

« Michel, peux-tu voir où se trouve Ilona ? »

La foule se déplaçait maintenant vers la grande porte, comme pour empêcher Jérôme de revenir. Michel n'en faisait pas partie. Myriam non plus.

Cette fois, Nyoto semblait interpelé. Il balayait la salle du regard, tendait l'oreille, et Grimaldi comprenait qu'il ne trouvait rien. « Où sont-ils ? »

Myriam devait avoir enlevé Michel. C'était une certitude. En pleine assemblée ?

« Il l'a suivie de son plein gré, murmura Nyoto. Où peuvent-ils être allés ?

— Je l'ignore. Mais ils ne peuvent pas être bien loin. »

* * *

Jérôme s'engageait dans l'escalier, chaque mouvement lui ramenant des souvenirs qu'il croyait éteints. La dernière fois qu'il avait descendu ces marches, la cour n'était pas pavée. Par moment, on entendait les rares automobiles de ceux qui avaient encore le droit de circuler, à cette heure tardive. Il songea qu'il devrait apprendre à piloter ces étranges chars.

« Bonne chance », murmura Grimaldi.

Les gargouilles ne prononcèrent pas un mot de réconfort.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant