Les Pénitents

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« Que se passe-t-il ? »

D'un geste brusque, Alfred enjoignit Hélène au silence. À l'extérieur, un homme blafard, au visage osseux, fouillait l'intérieur du regard, attentif à tout signe de vie.

« C'est l'Inquisition ? »

Sur la vitre, une trace de condensation grandissait devant la bouche de l'homme.

« Ce sont des mortels. Des Pénitents, probablement. »

L'une des filles émit un petit gémissement. En étudiant leurs visages, Alfred devina que Guenièvre était la plus effrayée de deux. Elle semblait craindre les Pénitents plus que l'Inquisition elle-même.

« Qu'allons-nous faire ?

— Ne pas bouger, surtout. Ne plus parler. Attendre qu'ils s'en aillent. »

S'ils croyaient qu'ils ne trouveraient personne, ils partiraient. C'était toujours ainsi qu'agissaient les Pénitents.

« Nous pourrions appeler la police ?

— Ce serait leur révéler que nous sommes ici. Ils se disperseraient, puis ils reviendraient un autre jour, plus en colère et plus affamés que jamais. Attendons. Les Pénitents ne sont pas patients. »

Lors des assemblées de l'Ordre, Alfred côtoyait des vampires. Bien sûr, le mot n'y était jamais prononcé, mais c'était le secret le mieux gardé de la Deuxième Enceinte : les mortels n'y accédaient jamais ou presque. Ces gens distingués, à la peau pâle, buvaient du sang humain pour survivre, et l'idée en était terrible. D'une manière ou d'une autre, il s'en était accommodé. Les appétits des pénitents, en revanche... Il en comprenait la logique, bien sûr. Mais l'immensité de leur sacrifice inutile et leur faillite morale rendaient leur simple existence incongrue.

Ils entendirent cogner une nouvelle fois. La lucarne, encore. Les volets clos, c'était la seule faille de la façade. Si les Pénitents parvenaient à la briser, ça ne les avancerait pas beaucoup. Les barreaux étaient si serrés qu'ils ne pourraient y glisser un bras. Cela ne les découragea pas.

La vitre tint longtemps. Il y eut de nombreux craquements avant qu'elle ne cède pour de bon. Alfred adressa un signe impératif aux jeunes filles, mais elles avaient compris d'elles-mêmes : désormais, leurs assaillants les entendraient d'autant plus facilement. Une mince cloison mise à part, ils étaient pratiquement dans la même pièce.

« Hé ! Les corbeaux ! Nous savons que vous êtes là ! Nous vous avons vu entrer. Sortez tout de suite, ou nous allons vous griller dans votre trou ! »

Les filles ouvrirent de grands yeux désespérés. « Corbeaux », ce devait être une insulte destinée à ceux qui aimaient un peu trop les habits noirs. C'étaient elles que les Pénitents étaient venus chercher. Un moment, elles lorgnèrent la porte de derrière, tout au fond de l'arrière-boutique. Alfred les retint par le bras.

« Ils vous attendent dehors, c'est certain. S'ils vous attrapent, ils vont boire votre sang. »

Hélène tira un téléphone de son escarcelle. « J'appelle la police.

— Donne ça. »

Alfred lui retira l'appareil des mains. « La police n'intervient pas toujours. Ça dépend beaucoup du type sur lequel vous tombez. J'ai mieux. »

Alors que ça sonnait, il n'était plus certain d'avoir composé le bon numéro. Ces téléphones modernes, « intelligents » et qui n'avaient même pas de clavier, il n'était jamais parvenu à s'y habituer. Enfin, il entendit le message enregistré du chapitre. Normal. L'Ordre ne répond jamais. « C'est le frère Alfred. Je suis à la librairie Phébus. Des Pénitents ont cerné la place et menacent de mettre le feu. Faites vite. »

Il raccrocha. Il ne restait plus qu'à attendre. Combien de temps avant qu'un agent mortel n'écoute le message ? Quelques secondes, tout au plus. Ensuite, il le relaierait au frère de garde. Alfred espérait que ce serait Simard. D'aussi longtemps qu'il se souvenait, Simard avait toujours été là. Depuis la disparition d'Achille, c'était le plus ancien membre de l'Ordre dans la Cité. Et, même s'il ne l'avait jamais vu à l'œuvre, Alfred était certain que c'était une brute, qui arriverait à disperser les Pénitents sans l'ombre d'une difficulté. Mais quand ?

Ils entendirent une explosion, puis le bruit d'un souffle incendiaire.

« Qu'est-ce que c'était ?

— Un cocktail. »

Il se leva et alla vers le judas. On voyait des flammes dans l'embrasure de la lucarne, leur lumière décomposée par les éclats de verre. L'essence ne brûlait qu'à l'extérieur. Pas de quoi s'inquiéter. Vraiment. C'était un vieux bâtiment, construit pierre sur pierre. Les volets clos, il ne laissait aucune prise à l'incendie.

Alfred fut aveuglé par une lumière fulgurante. Ils entendirent une nouvelle explosion et, cette fois, ils en ressentirent l'onde de choc. Bientôt, la chaleur leur parvint à travers le mur de planchettes qui les séparait de la boutique.

Une fois sa vue revenue, Alfred observa l'état de la situation. Les deux jeunes filles se tenaient contre lui, essayant de regarder à leur tour. Il tenta de les en empêcher. Si le cocktail Molotov avait éclaté en heurtant la grille de la lucarne, un peu de son contenu s'était glissé à l'intérieur. Les flammes attaquaient déjà le plancher de bois. Dans une minute, toute la boutique serait la proie de l'incendie. Il saisit un extincteur. S'il agissait tout de suite, il arriverait à limiter les dégâts. Mais il hésita. S'il se montrait, ils le verraient. Et s'ils lançaient une nouvelle bombe ?

Le regard d'Hélène bondissait sans cesse de lui à la sortie de secours. Le choix, désormais, était entre la mort par le feu ou la saignée.

« Ça va aller. »

Il le regrettait pour sa femme et sa fille. Qui les défendrait désormais ? Et il le regrettait aussi pour ces deux filles, encore si jeunes, elles qui étaient venues dans l'espoir tout simple de trouver du travail.

« Un brasier comme celui-là, ça se voit de loin. Les secours seront bientôt là... »

Peut-être. Les pompiers hésitaient souvent devant les incendies. Si l'Inquisition en était la source, intervenir était suicidaire. Et comment distinguer avec certitude un acte de l'Inquisition de celui d'un Pénitent ?

Il se recroquevilla au sol, serrant dans ses bras son extincteur dérisoire. Hélène et Guenièvre se couchèrent près de lui. Elles avaient décidé qu'il valait mieux brûler.

« Dès que les pompiers seront ici, nous sortirons. »

Elles hochèrent gravement la tête. C'était un bon plan.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant