Résolution

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Le miroir n'était pas grand. Michel ne pouvait s'y observer que morceaux par morceau, en se contorsionnant tant bien que mal dans sa salle de bain exigüe.

Il repensait à Maria presque chaque minute, mais son image le plongeait maintenant dans une résolution désespérée. Il ignorait encore s'il allait céder à Grimaldi, à Nideck et à l'Ordre et devenir à son tour un « Berger », mais il se rapprocherait de ce monde au détriment de l'ancien. À partir de là, les choses s'étaient accélérées.

Les conseils de Cassandra avaient porté. Il avait repris, grâce aux petites annonces, l'appartement d'un autre étudiant, dont la motivation avait flanché. Le nom de Michel n'apparaissait nulle part. Même Grimaldi et ses bases de données n'arriveraient pas à le trouver là. Une vaste chambre, une cuisine assez grande pour accueillir deux personnes autour d'une demi-table, une salle de bain où il tenait à peine assis. Le tout vétuste, dans le meilleur sens. Les fenêtres avaient les dimensions démesurées des ambitions perdues. Deux pas, et il était au Vade Retro. Mais le miroir suffisait à peine à se raser.

Au sein de l'Ordre, on ne devenait pas vampire par accident. Grimaldi lui avait décrit le rituel qui entourait ce grand moment : l'émergence. Les Bergers semblaient aimer les termes solennels. Le mortel, au bout de son existence et à l'aube d'une autre, émergeait vraiment. Son corps, ses perceptions, ses sentiments même changeaient radicalement, aussi étrangers à ce qu'ils avaient été que le papillon peut l'être de la chenille. Comment pouvait-il être certain d'aimer l'être qui se relèverait? Il lui restait tant de rêves, tant d'accomplissements en souffrance, auxquels il devrait renoncer une fois sa chair morte. Même s'il ne manquait pas d'excuses, il se méprisait d'avoir traîné son pucelage jusqu'à ce jour. Il se méprisait pour ses hésitations, pour avoir quelquefois détourné les yeux d'un regard tendre, pour n'avoir jamais avoué à Maria ce qu'il ressentait. Avec la réputation de fou qui le talonnait, son comportement parfois inquiétant et ses champs d'intérêt excentriques, il n'avait jamais connu l'amour que tapi dans son coin, tremblant comme un lapin à l'idée de prononcer un seul des mots qu'il se répétait sans cesse, dans ses rêves éveillés.

Le Michel Grandbois qu'il apercevait par pièces dans le miroir embué de sa salle de bain pouvait inspirer l'amour, pourtant. Qu'est-ce que Maria avait trouvé à dédaigner? Voilà que lui, l'intellectuel, se mirait en roulant des mécaniques ! Il avait toujours méprisé ce genre d'attitude, du temps où sa peau blanche ne cachait que des os frêles.

La porte de son appartement n'était qu'à quelques mètres de la salle de bain. Il entendit donc sans mal que quelqu'un cognait. Il jeta un œil à la fenêtre. De l'autre côté du puits de lumière, une fenêtre donnant sur le couloir permettait de voir qui frappait. C'était Hélène. Habillée, maquillée, comme si elle songeait à sortir. Michel cria juste assez fort pour qu'elle le remarque. Il lui fit signe d'attendre un instant, prit une serviette et l'enroula autour de sa taille. Il alla ouvrir.

Elle était habillée avec encore plus de soin que d'habitude, portant un corsage noir brodé de rouge et de dentelles délicates. Sa coiffure était superbe. Elle avait dû passer des heures à se préparer.

« Tu sors de la douche ? »

Ce n'était pas très difficile à deviner. Les cheveux de Michel dégoulinaient encore, dessinant sur son torse de grands serpents noirs qui descendaient jusque sur son ventre.

Il lui sourit et lui fit signe d'entrer.

« Tu sors ce soir ?

— J'ai une sorte d'entrevue. Et toi? Tu vas redonner une chance au Vade Retro après... »

Michel n'osait pas terminer sa phrase et évoquer le souvenir des Pénitents. Hélène ne sembla pas troublée outre mesure. « Tu sais ce que l'on dit : remonter à cheval tout de suite après la chute. Et puis, ils sont tous morts, sans doute.

— Sans doute.

— Pour tout dire, quand on passe vraiment près de la mort, on se rend compte de la réelle importance des choses. On peut disparaître n'importe quand, sans avoir eu le temps d'accomplir quoi que ce soit... Alors, Guenièvre et moi, nous avons repris notre enquête. Et nous avons réalisé quelques progrès. Que nous allons d'ailleurs célébrer ce soir. »

Elle avait raison. Lui-même était passé bien près de mourir. Était-ce cela qui, en fin de compte, l'avait poussé à refuser la non-mort? Ils se dirigèrent naturellement vers la pièce qui servait à la fois de chambre et de salon et dont les larges fenêtres auraient pu leur permettre, en se penchant un peu, de voir le Vade Retro. Hélène se laissa tomber dans le sofa profond et étendit les bras, soulevant sa poitrine qui, jeune et éprise elle aussi de liberté, semblait vouloir s'échapper du corsage.

« Tu permets que je m'habille ?

— Certainement pas ! Tu es parfait comme ça. »

La chambre était pourvue d'une garde-robe presque aussi grande que la cuisine. Michel y entra et, hors de vue, enfila des sous-vêtements.

« La propriétaire du Vade Retro m'a proposé un emploi de portier. Qu'en penses-tu ? »

Hélène répondit avec plus d'enthousiasme que Michel ne l'avait supposé.

« C'est extra !

— Je ne trouve plus mes pantalons. Ils sont dans la chambre ?

— Juste ici, par terre. Tu vas pouvoir nous faire boire à l'œil. Et puis tu auras toutes les filles que tu veux. »

Le puceau en Michel sursauta. Il n'avait, pas même un instant, envisagé les choses sous cet angle.

« Tu me passes mon pantalon ?

— Pas question ! Viens le chercher ici, ça t'apprendra à tout laisser traîner. »

Michel sortit, la serviette maintenant sur les épaules, épongeant à peine l'eau qui continuait de couler le long de sa chevelure. Il ramassa ses pantalons, les secoua un peu, puis les passa.

« C'est un travail de nuit. Ça ira avec tes études.

— Je vais prendre une pause dans mes études. » Il n'avait pas réfléchi à un mensonge commode pour expliquer une telle « pause ». Outre les inconnus qui le pourchassaient, il n'avait aucune bonne raison à donner.

Il y eut un long silence. Hélène n'avait pas cessé de couver Michel des yeux. « Ce que tu es costaud ! Une femme doit se sentir en sécurité dans tes bras... »

Michel eut un mouvement de recul. Le lapin, encore — quoique les lapins ne sont jamais puceaux, ou alors pas longtemps. C'était la peur. La simple, l'horrible peur d'aimer, de vivre, de décevoir. Il enfila rapidement une chemise brillante, détournant le regard.

« Tu veux un verre de rouge ? proposa-t-il.

— Certainement. »

Seul dans la cuisine, Grandbois attendit que les battements de son cœur reprennent un rythme à peu près normal. Peut-être qu'Hélène ne lui faisait pas du plat, après tout. C'était un simple compliment, lui-même lui en avait souvent fait. Le tiroir qui contenait le tire-bouchon était coincé, comme d'habitude. Michel le brisa presque dans son effort pour l'ouvrir. Il était chez lui, seul avec Hélène. Il pouvait perdre son pucelage juste là, tout de suite, avec une splendide jeune femme. Ses mains tremblaient, comme le soir où il avait littéralement affronté ce démon et lui avait arraché ses chaînes ardentes.

Le bouchon céda du premier coup. Michel versa trop de vin dans le premier verre, en renversa un peu. Elle s'offrait presque, pourquoi se priver ?

Quand Michel tendit sa coupe à Hélène, sa main ne tremblait plus.

« Qu'est-ce qui te met de si bonne humeur ?

— Toi. Tu m'as donné la confiance qui me manquait encore. »

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant