Myriam et le Cercle de fer

By PhilippeRoy

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«Chez nous, nous n'aimons pas beaucoup le terme "vampire". Nous préférons nous appeler "les Bergers".» C'es... More

Livre I
Au Café Jean-Sol Partre
«Tu n'as rien à craindre de moi»
Vade Retro
Un matin difficile
L'Inquisiteur viendra bientôt
«Tu ne vieilliras plus jamais»
Le Sacrifice
L'Aide des ténèbres
Le Cerbère
Azincourt
Le Prince Rodrigue
«Tu souffriras plus que quiconque»
Mani
Le Test
La transcription
Le Repas des Pénitents
L'ichor se tarit
«Tue-les tous, sauf Michel»
Les gens comme nous
Le labyrinthe
Le plan
Les Temps nouveaux
Face à face
Le Manoir d'Albert Levinston
La bibliothèque de Levinston
La Zone
Le Réveil de Levinston
Le Monastère de Saint-Benoît
Grimaldi
Nyoto
Grimaldi
Les flammes de Nyoto
Le Défi
L'Enquête d'Hélène
Sol Invictus
La Guerre des ogres
Un Pacte dans les ténèbres
Le Château d'Ilona
La Reine Cassandra
Cassandra
Seul face à la nuit
La Laine et l'Eucalyptus
Résolution
Le Portier du Vade Retro
VIP
Mauvaise Nouvelle
Il doit pleuvoir à des funérailles
Condoléances
L'Hypothèse de Levinston
Moins on les voit...
La Seconde Vue
La Famille de Michel
Le Faux Soleil
Livre II : La Nuit
Le Maître de Greenberg
La Fête des morts
C'est pour ce soir
L'Ichor du Pinacle
Nous sommes dans une horloge
De la vie à la mort
Premiers pas dans la nuit
Le Rêve du cerbère
La Loi des Bergers
Des cendres au vent
Le Miroir de chair
Ni ombre ni reflet
«Tu n'as rien à faire; que me regarder»
On s'habitue à tout, tu sais
Le Miroir brisé
Le Juge et l'Inspecteur
La rivière seule nous entend
L'Obsession
Je serai patiente
L'Inconnu d'Ásgard
Le Jeu de Levinston
Le Bar de granit noir
Le Reflet de Myriam
Livre III : l'Aube
La Sentence
Voyage vers l'exil
L'Invité
Livre III : L'Aube
La Capitale
Savoir, pouvoir, expérience
Le Pacte
Magister dixit
L'Araignée espagnole
Le Cercle de Fer
Les Veines d'acier
La Proposition
Le Libraire
Les Pénitents
L'Air d'avril
La Moisson de papier
Il mettra leur âme dans une boîte
L'Angoisse des Bergers
Cadavres et menaces
Le Paiement
«Je suis l'un de ces anges que l'on voit à la télé.»
Paralysée
«Il a mon cœur»
Ne viendras-tu pas cette nuit?
Leur sang m'appartient
«Je suis le chemin, la vérité et la vie»
« Aimes-tu la poésie? »
La Caverne
« Tu ne me sers à rien »
Du Sang dans l'eau
«C'étaient des amis à moi»
Avant l'aube
La Belle et le Sorcier
À l'Opéra Aquilinie
Venus des profondeurs
Le Masque de cire
La Corde de sang
Au Pied de la falaise
L'Espoir entre des mains noires
L'Aveu
Lorsque le prince ouvrit la main...
Les gargouilles ne prononcèrent pas un mot de réconfort
Ne résiste pas
Épilogue

Michel le fou

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By PhilippeRoy

Malgré les siècles, la famine et la maladie, le poste de police n'avait jamais bougé. Résistant aux sirènes de la modernité, ses vieilles pierres s'étaient agrippées au roc, même quand l'eau montante du fleuve était venue lécher ses fondations, même après l'Apocalypse elle-même. Bien sûr, l'administration l'avait déserté pour aller se loger dans une des tours de verre qui se serraient les unes contre les autres au centre de la ville, telles des fillettes apeurées. Accoudé à la caserne des pompiers, il était tout de même parvenu à jeter sur le quartier son ombre rassurante. Les gens, en certains temps troublés, l'avaient cherchée ; alors que des pans entiers de la cité se vidaient de leurs habitants, une partie de la population s'était rapprochée de ce symbole de l'ordre comme d'un bon feu quand il fait froid.

Même la ligne de tramway qui déroulait ses rails à proximité avait été grossièrement entretenue ; Michel Grandbois n'avait pas été trop secoué durant le trajet.

Il ne lui fallut que trois enjambées pour se retrouver devant le poste. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas vu sa façade au grand soleil. En septembre, l'air est plus transparent ; la lumière crue dessinait avec netteté la texture rugueuse des pierres de taille. Plantée sur le trottoir comme un parcmètre, une journaliste flanquée de son cameraman poireautait en fumant une cigarette. Depuis le début de l'Apocalypse, les gens semblaient fumer plus qu'avant ; la santé était une préoccupation lointaine pour ceux qui attendaient le jugement. La femme, de sa main droite, empêchait ses cheveux blonds de toucher la flamme. Grandbois passa devant elle. Elle était là pour le Vampire, à n'en pas douter — tout le monde ne parlait que de lui, et les pénitents étaient devenus le sujet de l'heure. Avec son long manteau de cuir noir, il craignait un peu d'intéresser la journaliste.

Il tira avec force l'huis pesant du poste. Retenue par le vent, la lourde porte de bois resta un moment en place pendant qu'il entrait, plongeant dans le va-et-vient du hall. Un peu anxieux, il se dit qu'il devait ressembler à une marionnette qu'on aurait oubliée hors de son décor. Jamais il n'avait voulu se retrouver là ; pour peu, il aurait tourné les talons. Malgré son apparence insolite, les policiers qui passaient ne lui accordaient que peu d'attention. La brise de septembre avait tenté de le suivre ; impuissante, elle esquissa du bout des doigts une dernière caresse sur le cuir de son manteau, puis elle se retira à contrecœur, désolée de ne pouvoir aller plus loin.

Le hall était plein de ce que la misère et le malheur avaient pu y cracher. Il attendit d'abord un moment qu'on veuille bien l'interpeller, mais il se découragea vite. Il se décida à avancer jusqu'à l'accueil. L'agent qui occupait ce poste était si gras et massif que le seul mouvement de ses yeux vers la haute tête de Michel sembla nécessiter un effort mal venu. D'une voix morne, ils s'échangèrent les salutations d'usage.

« L'inspecteur Kafka m'attend, dit Grandbois.

— À quel sujet ?

— J'imagine qu'elle le sait. »

Nommer le Vampire lui répugnait. Du reste, il doutait que l'inspecteur Kafka travaillât sur une autre affaire. Si la police devait être battue de vitesse dans cette enquête, ce qui lui restait de prestige ne résisterait pas.

« Vous avez vos papiers ? »

Grandbois glissa sa carte d'identité et son permis de conduire par la fente. L'agent s'arrêta un moment, fixant les doigts de Michel. Il avait sans doute reconnu le sceau de l'Ordre. On l'avait prévenu que les policiers avaient appris à respecter ce signe — une croix renversée dans une enceinte triangulaire — et, en conséquence, il avait cru bon de porter sa bague. Le fonctionnaire détourna rapidement le regard et s'intéressa aux documents que Michel lui tendait. Il les observa attentivement, comme s'il y cherchait quelque chose de suspect.

« Étudiant en théologie ?

— C'est ce qui est écrit. »

Michel comprenait les soupçons de l'agent : Grandbois n'avait pas vraiment la tête de l'emploi. Grand, le regard déjà dur, la mine sombre, il ne se comparait en rien à ses camarades. Si ce n'avait été de sa carrure impressionnante, on lui aurait bien donné deux années de moins. Du reste, Daniel lui avait glissé que les théologiens n'étaient pas très populaires chez les policiers.

L'agent finit par condescendre à prendre le combiné et appeler l'inspecteur. Après avoir hoché la tête plusieurs fois, comme si son interlocutrice pouvait le voir, il raccrocha. L'agent retourna alors à ses papiers, sans dire un mot de plus. Michel supposa qu'on viendrait le chercher et alla s'asseoir.

La salle d'attente était bondée de la faune bigarrée des plaignants et des inquiets. On y observait, à petite échelle, les divisions sociales, les nantis se tenant entre eux, à distance respectueuse des réprouvés. Michel n'avait pas ce genre de délicatesse. Il cala ses larges épaules entre un homme hagard et une femme dont le maquillage avait abondamment coulé. Le type marmonnait quelque chose entre ses dents ; la femme sanglotait doucement.

« Vous avez un mouchoir ? »

Michel fit signe que non. Il attendit en vain qu'elle se lève pour en chercher un, mais elle se contenta de renifler de plus belle. « Il dit ça parce qu'il veut me prendre mon enfant ! », dit-elle à Grandbois, comme s'il connaissait déjà son histoire. C'était peut-être le cas, au fond. Les histoires se ressemblaient toutes plus ou moins. Il lui adressa un vague signe de tête, qui aurait pu suggérer de la sympathie, puis regarda de l'autre côté, espérant que son voisin serait moins bavard. Il fut déçu.

« La Madone. C'est elle qui m'a dit de venir ici. » Le type parlait à voix basse, mais en dévisageant les policiers qui passaient, comme s'ils pouvaient l'entendre à cette distance. Il ne devait pas manger à sa faim tous les jours ; sa peau semblait vouloir se glisser sous ses os. Tout à coup exaspéré, il se leva d'un bon. « C'est la Vierge qui m'a dit de venir ! Vous devez m'écouter ! »

La plupart des gens feignirent n'avoir rien entendu, alors il répéta plus fort son délire. Cette histoire-là aussi, Grandbois la connaissait par cœur. En tant que patient, il avait fréquenté bien des institutions psychiatriques ; rien ne lui inspirait la pitié comme ces êtres désemparés qui, au moment de crier leur douleur, se frottaient au spectacle surréaliste de la foule qui passait son chemin sans les voir, comme s'ils n'étaient eux-mêmes qu'une hallucination. Depuis que l'Inquisition était revenue, clamant son prêche aux heures de grande écoute, ce genre de délire s'était répandu à une vitesse surprenante.

Il insista, hurlant de plus en plus, son désespoir se muant en colère. Son brouhaha commença à impatienter les agents, et Grandbois savait ce qui viendrait ensuite : la matraque et les menottes. Pris de pitié, il se leva et se plaça face à l'homme. « Ça va, ça va, il faut attendre. Tout le monde attend, vous voyez ? »

En l'observant plus attentivement, l'homme ne semblait pas fou ; il regardait même Grandbois avec une lucidité effrayante. « S'ils ne me reçoivent pas vite, je vais peut-être changer d'avis.

— Si vous hurlez, ils vont penser que vous êtes fou, et vous ne pourrez jamais soulager votre conscience. »

L'homme regarda Michel comme s'il était le Messie : il avait deviné qu'il venait pour une confession. Grandbois sentait grandir en lui l'impression qu'il le connaissait. Il l'observa de plus près, cherchant sans y parvenir où et quand il aurait pu le rencontrer.

« Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda-t-il.

— Pourquoi, selon vous ? »

Pour quelle autre raison, en effet ? Le grand cœur du poste ne battait plus que pour le tueur en série que tout le monde, sans exception, avait nommé « le Vampire ». Les policiers devaient assister depuis des semaines au défilé des détraqués de la ville — et ils étaient nombreux, malgré le bûcher qui ne dérougissait pas. Les hôpitaux d'état n'avaient guère eu le choix, à une époque pas si lointaine, de laisser leurs pensionnaires filer ou mourir de faim.

« Allez. Asseyez-vous. »

Heureux de trouver quelqu'un qui semblait le prendre au sérieux, l'inconnu familier obéit. Michel reprit : « Je vais bientôt rencontrer l'inspecteur responsable de l'enquête, je lui dirai un mot.

— Vous me croyez ?

— Croire quoi ? Je ne connais pas votre histoire.

— La Vierge Marie. C'est pour elle que je suis venu. »

Un moment, le visage de l'homme se décomposa en un sanglot. C'était cette expression qui, plus que tout, rappelait quelque chose à Michel. C'était la face même de la trahison douloureuse, la trahison de l'idéal, de l'espoir, de l'amitié véritable. Que cet homme délirât ou non, il était persuadé qu'il s'apprêtait à commettre le crime ultime.

« La Vierge est venue vous parler ? Comment était-elle ? »

Comme Michel l'avait deviné, l'image de la Madone soulagea l'inconnu. « Elle est belle ! Plus belle que le soleil qui se lève. Si belle que les gens comme nous ne peuvent pas avoir le droit de la regarder. »

Un poète, songea Michel, retenant un sourire.

« Elle était coiffée somptueusement, comme les actrices dans les galas, et elle portait des bijoux d'or.

— La Vierge portait des bijoux ? »

La mâchoire de l'homme cessa une seconde de trembler. Il se rendait compte, tout à coup, de ce que son délire avait de peu crédible. « À moi aussi, ça m'a semblé bizarre. Mais qui d'autre ? »

Sans ce détail incongru, Grandbois aurait cru au récit d'un fou. Mais ces bijoux d'or étaient trop improbables dans une vision mystique, trop étonnants pour avoir été inventés.

« Michel Grandbois ? » demanda une voix de femme derrière lui. Il n'y prêta pas attention.

« Permettez-vous que je vous touche ? »

L'homme acquiesça. En frôlant la peau sale du visage, Grandbois aurait peut-être une image de celle qui prétendait être la Madone — si cette personne existait bien. Mais à la place, il ne vit qu'un visage émacié, pâle comme de la craie, moitié couvert de sang. Il recula.

« Monsieur Michel Grandbois ? » répéta la voix. Il se retourna.

Debout devant lui se tenait une femme à l'allure décidée et les yeux cernés. Il déduisit qu'il s'agissait de l'inspecteur Kafka. Quand il avait entendu sa voix au téléphone, il avait imaginé une femme plus jeune, plus douce. Son haleine exhalait le café médiocre et son visage trahissait le manque de sommeil. Elle eut un moment d'hésitation en voyant Michel — elle aussi s'était fait un autre portrait de son interlocuteur, semblait-il —, mais elle surmonta rapidement sa surprise et lui serra fermement la main. Ses mouvements étaient vifs, précipités — elle n'avait pas de temps à perdre.

« Venez !

— Cet homme sait quelque chose...

— Bien sûr. »

Elle s'éloigna d'un pas nerveux.

« Surtout, ne bougez pas, dit Michel à l'homme. Souvenez-vous de ce qu'a dit la Vierge. »

Elle le guida d'un pas nerveux jusqu'à un grand bureau où deux autres officiers attendaient, l'air embarrassé. Ils lui serrèrent la main poliment, le regard fuyant. Le sentiment de malaise qui affectait Grandbois depuis son arrivée s'accrut encore. Visiblement, ils n'étaient pas enchantés de travailler avec des gens comme lui. Il sentit son pouls accélérer, comme s'il était venu subir un interrogatoire.

C'était la première fois que Michel mettait les pieds dans un bureau du commissariat. Il n'en avait vu qu'au cinéma ou à la télévision, dans ces émissions que sa mère aimait bien. Ça ne ressemblait pas à ça. Celui-ci était plus encombré, un brin plus sale, plus vivant. Des enfoncements trahissaient les violences qui avaient eu lieu là. Ici et là, la peinture avait été arrachée par du ruban gommé, le même qui retenait sur les murs les papiers divers, portraits-robots, avis de recherche, extraits de rapports aux passages soulignés à traits nerveux. Cet endroit avait une longue histoire. Il avait vu la naissance de la police moderne ; en son temps, la Gestapo y avait logé. Grandbois frissonna.

On lui tendit une chaise. Michel enleva son long manteau, le plia soigneusement et s'installa, avec la désagréable impression que les policiers pesaient chacun de ses gestes. On lui proposa du café, de l'alcool — un instant, cette offre le surprit. Pressé d'en finir, il refusa tout. Puis les trois officiers se placèrent autour de lui. Un silence gêné plana un moment, puis Kafka lui dit : « Je ne vais pas vous mentir. Chaque minute que nous perdons peut coûter la vie d'un innocent. Si Daniel n'avait pas insisté, nous ne vous aurions jamais laissé venir ici. »

Ça, pour insister, Daniel s'y connaissait.

« L'homme, dans la salle d'attente, sait vraiment quelque chose. Vous devriez lui parler.

— Nous rencontrons tout le monde, monsieur Grandbois. Il aura son tour. Mais il y a des centaines de personnes qui prétendent savoir quelque chose, et qui viennent seulement pour la récompense.

— Ça, il y en a, commenta un policier, sans doute à l'endroit de Michel.

— Chaque fois, ce sont des informations qu'il faut confirmer et rejeter, des fausses pistes, beaucoup de travail pour rien.

— Quand je l'ai touché, j'ai vu quelque chose. Le visage d'un dément couvert de sang. Je crois que c'était un pénitent.

— Qu'est-ce qui vous fait dire que c'était un pénitent ?

— Il était maigre à faire peur, pâle comme un suaire, et je crois qu'il venait de boire du sang. »

Il baissa les yeux. « Je ne lis pas les pensées, vous savez. Ce que je vois se produit réellement, quelque part, au moment ou je regarde. » Difficile d'être plus clair. Quelque part, une autre victime venait d'être saignée. Les policiers n'en semblaient pas émus outre mesure. Ce n'était pas par manque d'intérêt. Leur mine de déterrés prouvait qu'ils consacraient à l'affaire chaque parcelle de leur énergie. Ils ne le croyaient pas, tout simplement. La faute aux cheveux longs, peut-être, ou au manteau. Ou peut-être avaient-ils fouillé son passé.

Kafka fit un signe de tête peu enthousiaste à l'endroit d'un des deux hommes, qui se leva en maugréant et sortit du bureau. Grandbois se sentit instantanément plus à l'aise.

« Alors, comment ça fonctionne ? », finit par demander l'homme qui était resté là. Grandbois haussa les épaules ; à eux de lui dire : c'était la première fois qu'il travaillait pour la police, après tout.

« Qu'avez-vous ?

— Il vous faut une photo, un objet ayant appartenu à une victime, quelque chose comme ça ?

— Quelque chose comme ça. »

Elle ouvrit un épais dossier, lui tendit une photographie. Elle représentait une souriante jeune fille devant le fond habituel des décors de photographe. Une photo d'étudiante, censée immortaliser une période en principe heureuse. Voilà donc de quoi se nourrissait le Vampire. Grandbois appréhendait ce qui avait fini d'user les nerfs de Daniel. Cette jolie fille, il aurait aimé lui donner rendez-vous, toucher sa main. Il aurait aimé croire que le sourire qui transperçait le papier lui était destiné. Dans quelques instants, il verrait peut-être son corps mutilé, et la justice ne pourrait plus rien pour elle. Et si elle n'était pas tout près d'un indice solide, il aurait eu cette vision pour rien. Il fixa la photo jusqu'à la graver dans son esprit, puis ferma les yeux. L'image vint immédiatement, plus facilement encore qu'il l'avait craint.

« Le Vampire. Il est là, à quelques mètres. »

Les policiers s'approchèrent de lui d'un saut ; il sentait près de lui leurs haleines chargées.

« Vous êtes sûr que c'est lui ? Décrivez-le.

— Le regard vide, une barbe de deux semaines. Si maigre ! Il ne doit pas peser plus de quarante kilos. Il semble perdu, hagard. Son visage, sa chemise sont couverts de sang.

— Et elle ? Est-elle vivante ? »

Grandbois tenta de répondre. Il avait tenté de ne plus penser à elle après sa vision initiale, mais son image s'imposait. Le Vampire n'était pas seul. Ils étaient une dizaine autour de lui. Onze. Six hommes, cinq femmes, penchés sur leur sacrifice. Dans leurs mains, des lames de toutes sortes. Couteau de chasse, canif, ciseaux. Assoiffés, ils creusaient la chair de la pauvre fille pour en dénicher la moindre goutte de sang. Ils mouraient de faim, les pauvres. Quant à elle, elle ne souffrait plus depuis longtemps.

Il ouvrit les yeux, comme on lâche un plat brûlant. La vision était perdue.

« Il n'est pas seul. Ils sont douze en tout, qui s'acharnent sur elle. Il est trop tard.

— Et c'est tout ce que vous avez à offrir ? Pas un indice ?

— Ce sont des Pénitents, aucun doute.

— Et rien qui pourrait permettre de le localiser ? »

Michel tenta de se rappeler les détails de sa vision.

« C'est un squat. Les fenêtres sont barrées par des planches.

— La belle affaire ! La moitié de la ville est l'abandon. »

Kafka réfléchit un instant. Sa respiration avait gagné en force. Pour une raison ou une autre, elle le croyait, désormais. L'un des détails qu'il avait évoqués devait correspondre à leurs informations, ou du moins à leurs théories.

« Et si je vous montrais des photos ? Vous arriveriez à le reconnaître ?

— Peut-être une photo très récente. Cet homme doit avoir perdu la moitié de sa masse depuis qu'il est pénitent. Et mon pouvoir n'est pas si précis. Mes visions sont des rêves : c'est comme si j'y étais, puis ça s'efface dès que j'ouvre les yeux.

— Alors, retournez-y

— Je ne peux pas. Désolé. »

Grandbois avait assisté à un spectacle plus atroce encore, il y avait longtemps, à Saint-Sébastien, mais il n'avait pas eu à ce moment la possibilité de le fuir. Il montra à l'inspecteur ses mains si grandes qui tremblaient comme des feuilles. Voilà pourquoi Daniel lui avait demandé de le remplacer.

« Le type de la salle d'attente. C'est un des complices. Il est venu vous le livrer, j'en suis certain. Lui pourra vous dire. »

Comme si on l'avait appelé, le policier qui était allé chercher le témoin entra dans le bureau.

« Alors ? le pressa Kafka.

— Alors rien. Il était déjà parti quand je suis arrivé. J'ai essayé de le retrouver, mais je n'avais aucune idée de ce dont il a l'air, votre type... »

Grandbois empoigna son manteau.

« Moi, je peux le retrouver ! »

Il bouscula le policier qui, malgré sa masse, alla heurter le seuil. Michel s'était déjà fermé les yeux. Il l'avait déjà rencontré, lui avait parlé, l'avait touché ; cela suffisait à créer le lien dont il avait besoin pour le voir à distance, le suivre. Le Pénitent repenti longeait comme un rat le mur de la rue principale qui n'était pas exposé au soleil, traversant un groupe d'enfants qui hésitaient devant la façade d'une confiserie. « Il est a deux minutes d'ici ! »

Michel traversa la pièce comme une flèche, sans regarder si on le suivait. Il entendait, sans y porter attention, des chaussures solides heurter le sol. Il faillit arracher la porte de ses gonds, fendit sans pitié sa fidèle brise de septembre, puis bouscula sans s'excuser un homme qui lisait un journal, debout devant le poste. La confiserie était à gauche.

« Prenez la voiture ! » ordonna Kafka. Michel fonça sans l'attendre. Après la confiserie, il y avait le café Jean-Sol Partres, où il rencontrait souvent ses amis, le préféré d'Hélène. Ensuite, des boutiques de vêtements dont les mannequins de plastique retenaient les passantes et, juste après, la gare.

« Il entre dans la gare ! »

Les trains partaient de là chaque quart d'heure, suivant cinq voies qui dessinaient, vues du ciel, une étoile grossière, traversant les zones abandonnées de la cité. Michel s'arrêta net.

« Je ne peux pas me concentrer suffisamment en fermant les yeux deux secondes à la fois. S'il entre dans un train, je vais le perdre. Essayez de le rattraper. S'il vous échappe, je serai peut-être parvenu à avoir une image claire de sa destination. »

Kafka lui adressa un bref signe de tête et se remit à courir. Malgré son entraînement, Michel était essoufflé. Son manteau qui jouait avec le vent, ses bottes, rien de tout ça n'était très favorable à la course. Le sang lui battait les tempes, sa gorge brûlait. Il s'appuya contre un mur de vieille brique et enfouit son visage dans ses mains.

Le Pénitent était encore sur le quai. Les gens marchaient tout autour de lui, tentant de l'éviter. Tout le monde craignait les Pénitents. Ils fascinaient et repoussaient tout à la fois, et nombreux étaient ceux qui les traitaient de fous tout en admirant leur foi. Bien sûr, la police les pourchassait, sans trop savoir si elle en avait le droit, désormais. Après tout, en quoi les Pénitents différaient-ils des anges ?

L'homme montait dans un train. Michel tenta d'en lire la destination. Rien ne lui était plus difficile que de lire à distance. Dès que son Pénitent était monté, c'était trop tard. Il ne pouvait que l'accompagner à l'intérieur du train, regarder par la fenêtre la foule patiente qui courait dans tous les sens.

Au sein de la foule, il distingua cependant une femme singulière, qui bousculait les passants sans ménagement en regardant partout autour d'elle. Par un extraordinaire hasard, Kafka n'était qu'à une dizaine de mètres du train. Michel avança la main pour lui faire signe. Déjà, elle prenait une autre direction, courant comme une folle. Alors Michel cria pour attirer son attention. Le train refermait ses portes.

Il ouvrit les yeux. Les passants le dévisageaient, lui qui hurlait dans la rue à une femme invisible. Il ne se laissa pas démonter. Michel le Fou avait l'habitude.

Il se remit à courir. Peu lui importaient ses bronches endolories et ses cuisses de plomb. Il devait se racheter. S'il n'avait pas tant hésité, s'il avait accédé plus tôt à la demande de Daniel, il aurait pu sauver cette pauvre fille.

Il avait beau marteler le pavé, la gare ne se rapprochait pas. Puis, enfin, il se retrouva un milieu de cette foule qu'il venait de traverser en vision.

« Kafka ! »

Il avait toujours eu une voix puissante. Un moment, la foule cessa ses activités de fourmis à valises pour s'intéresser à lui, figure noire et penchée qui soufflait comme une locomotive.

« Kafka ! »

Puis il la vit. Elle lui adressait un signe d'impuissance. Un train quittait la gare. Il n'eut qu'à cligner pour savoir que c'était lui. Ce n'était pas un coup du sort. Le Pénitent n'allait nulle part. Il avait simplement choisi le départ le plus proche. Il descendrait au premier arrêt, puis s'enfoncerait dans les zones abandonnées de la Cité, là où aucun témoin ne pourrait trahir son passage.

Il pensa à rattraper la locomotive à la course, crier au chauffeur de s'arrêter. Il resta là à rager d'impuissance, pendant que Kafka le rejoignait.

« On l'a perdu ? »

Grandbois tendit sa large main vers le train en route.

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