Il y avait un moment que Grimaldi n'avait plus vu celui qui l'avait conduit à travers l'Émergence.
Il y eut d'abord la frontière de l'endomonde, qui ne se franchissait qu'en esprit. Puis le grand tunnel noir, aux murs irisés d'étincelles fulgurantes. Il fut rapidement traversé, aussi vite que vient et fuit une idée, que s'éteint un rêve au réveil. Enfin, un éclat flamboyant. Le soleil, en plein midi. Il leva le bras dans un réflexe dérisoire. Puis il se rendit compte qu'il ne courait aucun danger.
C'était pourtant bien le soleil. L'astre du jour, tel qu'il l'avait connu, qu'il avait presque oublié et qui revenait, triomphant. Il pouvait le contempler sans serrer les paupières, sans éblouissement. C'était normal dans l'endomonde, mais cela rompait malgré tout en partie le charme. Grimaldi se força à regarder ailleurs. Il était un sommet d'un mont verdoyant, semé de fleurs sauvages, entouré d'un paysage vierge et farouche, qui déployait avec arrogance son horizon interminable avec des richesses infinies de plaines et de bois, de vallons et de collines, de lacs, de rivières.
Il avait connu bien des sanctuaires dans l'endomonde, aussi variés que les technomanciens qui les avaient créés. Pièces nues aux murs lisses, manoirs et châteaux, cryptes sinistres ou forêts. Jamais il n'en avait vu de tel. Personne avant n'avait songé à y inviter le soleil. Grimaldi était prêt à parier que cette idée deviendrait bientôt la mode.
Près de lui se tenait l'image de Nideck, souriant.
« Alors, qu'en pensez-vous ?
— Je crois que je suis en train de pleurer, répondit l'avatar de Grimaldi.
— C'est ressemblant ? J'ai dû me servir de références photographiques. Je suis enfermé dans la nuit depuis si longtemps que je n'ai plus le moindre souvenir du jour.
— Le soleil, si. Mais plus rien ne ressemble à cela, dehors.
— Je sais. C'est le monde tel que je me le rappelle... »
Grimaldi avait une vague idée.
« J'aimerais bien vous demander comment vous avez réussi tout ça, mais je crains de ne pas avoir assez de temps.
— Nous avons tout notre temps. Depuis que vous êtes arrivé, il ne s'est pas encore écoulé une seule seconde. Profitez-en pour vous détendre. »
Mais Grimaldi se souvenait trop du véritable soleil pour que celui-ci parvienne à le satisfaire. Rien dans l'endomonde ne pouvait simuler sa chaleur caressante. Ce simulacre le blessait en lui rappelant ce qu'il manquait.
Certains vampires pouvaient marcher le jour, disait-on. Les jeunes, ceux qu'on avait créés par accident, avec trop peu de sang ou un ichor trop faible. Ce n'étaient d'ailleurs pas de vrais vampires. Capables d'ingérer la nourriture des mortels, obligés de respirer — on pouvait les étouffer d'une main, racontait-on. Mais le Peuple les craignait malgré tout, du moins ceux qui avaient grossi les rangs des anarchistes, à cause de cette immunité au soleil qui leur permettait d'entrer dans leurs cryptes pendant qu'ils étaient endormis et impuissants, pour leur voler l'ichor qui ferait d'eux de véritables immortels.
« Les choses se corsent, dit Grimaldi. Ils n'ont pas renoncé.
— Vraiment ?
— On a assassiné les parents de Michel. »
Et Grimaldi lui raconta la scène, en articles de journaux, reportages télévisés, glissés d'esprit en esprit, intégrés en une fraction de seconde. Cette mise en commun des informations était peut-être le plus grand de tous les pouvoirs dont disposaient les technomanciens.
« Quel gâchis ! dit Nideck. Qu'est-ce que cela leur a donné ? Ils ne s'imaginent tout de même pas que Michel va se joindre à eux à cause de ça ?
— Si cela continue, si ses amis risquent de subir le même sort, il pourra être tenté de le faire.
— Gardez-vous de céder à la panique. Ils ont été actifs, c'est vrai. Mais ils n'ont connu jusqu'ici que défaite sur défaite. Les vampires que vous avez vaincus près de ce monastère étaient puissants. Il leur faudra des siècles pour se remettre d'une telle perte. Tuer les parents de Michel Grandbois était une manœuvre désespérée et une grave erreur. Michel aura davantage besoin de la protection que nous sommes en mesure de lui apporter.
— Nous sommes dans le seul endroit où il ne peut pas nous observer, pater. Pouvez-vous maintenant me dire si vous savez de qui il s'agit ?
— Avez-vous entendu parler du Cercle de Fer ? »
Grimaldi dut admettre que non. « Il y a cela plusieurs siècles, bien avant ma naissance, un membre de l'Ordre obtint le contrôle de Constantinople. Un gardien de la quatrième enceinte des secrets. Constantinople était à l'époque le carrefour de tous les savoirs, y compris les plus sombres. Notre maître se laissa tenter par les gnostiques, puis les lucifériens. Tout cela était inquiétant, mais pas encore criminel. Mais il s'associa à une secte ancienne, le Cercle de Fer, qui prétendait lui apporter un supérieur à celui que détenait notre ordre. Alors il nous trahit, et partagea avec eux nos secrets. Depuis, nous le poursuivons.
— Il avait reçu les tatouages ?
— Jusqu'à ceux de la quatrième enceinte, hélas.
— Comment est-il parvenu à s'échapper ?
— Il y a toujours un moyen, pour qui le veut vraiment. »
Grimaldi ne put s'empêcher un moment d'admiration pour le traître. Un initié de la quatrième enceinte avait la moitié du corps couvert de tatouages.
Comme s'il avait lu ses pensées, Nideck dit : « J'admirerais bien sa volonté, mais le docteur en moi soupçonne un esprit malade.
— Le procédé lui a tout de même permis de s'échapper.
— Le Cercle doit son nom aux anneaux de fer sertis de granit que portent ses maîtres. Ces anneaux magiques confèrent de terribles pouvoirs, dont celui de conjurer le feu infernal, et dont vous avez été témoin. Malgré tous ces pouvoirs mal acquis, lui et sa secte n'ont jamais pu rivaliser avec notre puissance. Chaque fois que nous sommes parvenus à le déterrer, il a pris la fuite sans même tenter un affrontement. Le Cercle de Fer est une épine à notre pied que nous traînons depuis trop longtemps, Grimaldi. Il semble qu'il se soit intéressé à Michel ; c'est peut-être l'occasion d'en finir une fois pour toutes avec lui.
— Qui sera chargé de s'occuper d'eux ?
— À vrai dire, j'avais pensé à vous.
— Moi, je devrais faire le poids ? Là où tout l'Ordre a échoué ? »
L'avatar de Nideck avait pris un air espiègle. « Notre puissance n'est pas dans nos bras. Elle ne l'a jamais été. Vous êtes le maître de l'information. Vos yeux sont partout, même à des endroits où les fossiles comme nous ne penseraient jamais chercher. N'hésitez pas à vous servir des autres Bergers. Le Déluge, par exemple, sera heureux de vous fournir du muscle gratuitement. Il n'y a qu'à les orienter dans la bonne direction. Et s'ils subissent quelques pertes, ce n'est pas chez nous qu'ils trouveront des yeux pour les pleurer. D'un autre côté, le prince Rodrigue est dans de sales draps en ce moment, et je ne serais pas étonné que le Cercle ait quelque chose à y voir. »
L'avatar de Grimaldi secouait la tête, le regard bas. « Ce ne sera jamais suffisant.
— Si vous arrivez à nous débarrasser de cette plaie, vous deviendrez une légende. Vous serez de facto propulsé à la troisième enceinte. Bien entendu, si vous découvrez en cours de route que vous avez besoin de l'assistance de l'Ordre, vous serez libre de la demander. Mieux vaut permettre aux autres de réussir que d'échouer tout seul. Seulement, vous ne trouverez plus d'occasion comme celle-là, Grimaldi. Des questions ?
— Quel est le nom du traître ?
— Il a été oublié de tous, sauf de ceux qui dorment depuis le fond des siècles. Toutefois, nous avons entendu dire qu'il avait choisi le nom de Prospero. Autre chose encore : si vous parvenez à trouver un de ces légendaires anneaux de fer, ne le touchez surtout pas : il entacherait votre lignée. Vous deviendriez un bâtard et vous perdriez le droit de progéniture à jamais, ainsi que la possibilité de vous élever au-delà de la quatrième enceinte. Il ne doit pas être détruit non plus, car il est la prison d'un démon qui serait alors libéré. Gardez-le. Nyoto viendra le chercher, et nous le mettrons en lieu sûr. Pour le moment, veillez sur Michel. Il faut le décharger autant que possible des formalités désagréables entourant le décès de ses parents.
— Raskin est un bon avocat, il se chargera de tout.
— Je sais que vous ferez au mieux. En attendant, il est impératif que Michel soit initié le plus vite possible. Quand il aura reçu les tatouages, il sera moins intéressant pour nos ennemis de le recruter, et plus dangereux de l'enlever. »
Grimaldi s'inclina.
« Si vous voulez prendre un peu le soleil, revenez me voir », dit Nideck avec un sourire en coin.
Grimaldi émergea de l'endomonde et, remis du choc, jeta un coup d'œil à l'horloge, au coin de l'écran de son ordinateur. La conversation n'avait pas duré une minute. Pourtant, il se sentait vidé. Ses veines étaient aussi minces que des fils. Il faudrait le sang d'un adulte entier pour payer pour cette conversation.