Michel regardait le paysage défiler. Il n'y discernait rien, malgré la lumière de la lune. Ils roulaient tous phares éteints. Il se dit pour se rassurer que Grimaldi voyait certainement très bien dans l'obscurité. Quand il croisait son regard dans le rétroviseur, il pouvait apercevoir ses pupilles énormes. Tout de même, la nuit était bien noire. Dès qu'ils étaient sortis du quartier riche, les lampadaires avaient cessé de les éclairer, conformément aux politiques d'économie d'énergie. Son père lui racontait souvent que, quand il était enfant, il était difficile de voir les étoiles dans la cité. Michel avait ouvert la bouche toute grande, incrédule. L'idée d'un ciel sans étoiles lui semblait terrible, et il se surprenait encore parfois à se trouver chanceux de vivre au temps des calamités.
Nyoto, quant à lui, avait reboutonné sa chemise.
« Ainsi, tu es clairvoyant ? »
Il avait parlé d'un ton neutre, mais Michel crut y discerner de l'incrédulité. « Désirez-vous une démonstration ?
— Ce n'est pas nécessaire. Simplement, je n'ai jamais rencontré de clairvoyant. J'ai pourtant vécu très longtemps et vu bien des choses. Alors, quand Grimaldi m'a raconté qu'un autre clairvoyant guidait cet homme qui a brûlé, j'ai trouvé qu'il y en avait soudain beaucoup.
— Ce n'est peut-être pas un clairvoyant. C'est la première explication qui m'est venue, parce que je le suis moi-même.
— Vois-tu, je suis aussi curieux que toi à propos de ces gens mystérieux. Alors je veux vérifier de quoi ils sont capables au juste. Dis-moi, si tu te concentrais sur quelqu'un qui roule en voiture, comme nous en ce moment, pourrais-tu le repérer ? Savoir exactement où il se trouve?
— Non. Pas à moins de le connaître, ou d'avoir un point de repère très reconnaissable.
— Donc, si nous sommes réellement surveillés par un clairvoyant, il ne devrait pas être capable de nous retrouver, tant que nous nous déplaçons. »
Michel regarda à nouveau le paysage. Il avait du mal à se situer, alors qu'il habitait la cité depuis sa naissance. Ils étaient sortis de la ville elle-même à ce moment, et ils ne pouvaient voir que les rideaux d'arbres des terres en friche.
« Grimaldi, vous connaissez la région mieux que moi. Choisissez un endroit isolé, n'importe lequel. Nous les attendrons un peu. S'ils nous retrouvent, nous saurons que nous sommes à une sorte de congrès des clairvoyants. »
Michel savait qu'on ne devait pas contester les ordres d'un supérieur, mais il ne put retenir un commentaire. « Ce n'est pas dangereux ?
— Dangereux, certainement. Surtout pour eux. »
Durant l'enfance de Grimaldi, le monastère abandonné avait été une destination privilégiée par les adolescents, pour la fête ou pour l'intimité. Il avait entendu les murmures des « grands » qui parlaient de cet endroit, ne pouvant qu'imaginer les choses excitantes qui s'y déroulaient. C'était avant l'Apocalypse, quand l'insouciance existait encore. Les jeunes ne s'éloignaient plus de la ville désormais. D'ailleurs, avec les frais et les permis exigés, bien peu d'adolescents avaient les moyens de posséder une voiture. Et là où il n'y avait pas de mortels, on ne trouvait jamais de vampires. C'était d'eux que Grimaldi se méfiait le plus, et de leur oreille si fine qu'elle entendait vos pensées.
La route menant au monastère était calme et isolée. Elle serpentait dans la montagne entre deux murs d'arbres gonflés d'ombre. Personne ne les suivait ; Grimaldi aurait repéré même une voiture aux phares éteints, et il était certain que Nyoto n'avait rien à lui envier question vision nocturne. Grimaldi sentit son reste de nervosité le quitter lentement. Au bout d'une demi-heure de route silencieuse, ils arrivèrent au sentier qui, traversant les bois noirs, menait au monastère encore invisible. Un stationnement désert y avait été aménagé. Grimaldi s'y gara, choisissant le coin le plus sombre. Tous les trois descendirent et Grandbois, à l'étroit sur la banquette arrière, étira avec soulagement ses longs membres. Grimaldi emporta avec lui une lampe de poche et le rouleau de carton qui dissimulait son sabre. Il laissa la mitraillette au pied de la banquette. Michel ne l'avait pas vue ; inutile de l'inquiéter davantage. Il tendit la lampe à Grandbois, qui la prit sans dire un mot. Le jeune homme regardait les étoiles alors que ses ainés scrutaient les bois, comme si leurs ennemis inconnus avaient pu les devancer dans cet endroit perdu.
« Le stationnement est un point de repère, dit Nyoto. Allons dans les bois. »
Ils s'engagèrent sur le sentier, le gravier crissant sous leurs pas, malgré les couches de feuilles humides que personne ne venait plus enlever.
« C'est tranquille », dit Nyoto.
Comment aurait-il pu en être autrement ?
« Ici, nous pouvons discuter librement, dit Grimaldi. Alors, que savez-vous à propos de ces gens ? »
Nyoto haussa les épaules, occupé à sonder les bois du regard.
« Si Nideck sait quelque chose, il l'a gardé pour lui. Mais il m'a informé que ce n'était pas la première tentative pour s'emparer de Michel. Quand tu étais à Saint-Sébastien.
— Je sais, répondit Michel. »
Nyoto plissa les yeux. « Nideck m'a dit qu'il ne t'en avait jamais parlé.
— À cette époque, ma clairvoyance en faisait à sa tête, surtout la nuit. J'avais du mal à distinguer mes visions de mes cauchemars. J'ai vu des hommes se diriger vers ma chambre. J'ai aussi vu ce qui leur est arrivé ensuite. »
Grimaldi en était désolé pour Michel. L'Ordre n'était pas tendre envers les ennemis qui tombaient entre ses mains. Le spectacle avait dû être atroce, et expliquait sans doute en partie les réticences du jeune homme.
« Nideck ne m'a pas raconté ce qu'il a appris sur eux cette nuit-là, dit Nyoto. Probablement pas grand-chose. Nous avons affaire à un adversaire prudent. Il emploie les mêmes méthodes que l'Orde: une hiérarchie de secrets. Difficile de remonter la piste.
— Et qu'est-ce qu'ils me veulent ? »
Nyoto exigea le silence d'un geste de la main. Grimaldi tendit l'oreille. Il n'entendit d'abord que le froissement tranquille des feuilles, le vent sifflant dans les branches, les cris timides des animaux nocturnes. Puis il sut ce que les sens plus aiguisés de Nyoto avaient perçu avant lui.
« C'est impossible, souffla Grimaldi. Même s'ils avaient un clairvoyant, il leur aurait fallu au moins une demi-heure pour venir jusqu'ici.
— Quatre voitures se sont garées », commenta Nyoto. Ses oreilles bougeaient d'elles-mêmes, comme celle d'un renard à l'affût.
« Ce n'est peut-être rien. », dit Grimaldi. Il n'arrivait pas à le croire lui-même. « Je vais aller voir. Attendez-moi ici. »
Et il s'en alla, laissant Michel à la protection de Nyoto.
« Ce sont les gens qui me suivaient.
— Peut-être, commenta froidement Nyoto, l'oreille toujours tendue.
— Ce n'était pas une question. Je reconnais le type du tramway. »
Nyoto fixait le sentier où Grimaldi avait disparu. « Tu te rends compte de ce que cela signifie ? Grimaldi a choisi ce lieu sans en parler à qui que ce soit.
— Et alors ?
— Hier, quand tu étais suivi, Grimaldi savait où tu te trouvais ? »
Michel mit un moment à comprendre ce que suggérait Nyoto.
« Vous ne pensez tout de même pas que Grimaldi nous a trahis ?
— Je ne sais qu'une chose : nos ennemis ont su où nous allions dans les secondes après que Grimaldi ait décidé de nous amener ici.
— Mais nous étions avec lui. Il n'a appelé personne.
— C'est un technomancien. Il a son téléphone dans le crâne. »
Nyoto étudia le terrain. Ces bois étaient sans doute pour Grimaldi un lieu familier, ce qui donnait un certain avantage à leurs adversaires.
« Il ne faut pas rester ici. »
Où aller ? La dernière chose qu'il désirait était de s'engager dans des bois inconnus. Distraitement, il dévissa sa prothèse et la rangea dans sa poche.
« Nous allons foncer. Nous ne pouvons pas partir sans la voiture : rien ne garantit que je trouverais un refuge avant l'aube. S'il y a le moindre risque, je veux que tu te caches derrière une butte de terre, ou une grosse pierre. Tout ce qui peut arrêter les balles. »
Michel pâlit d'un ton.
Nyoto s'engagea sur le sentier au pas de course, aussi discrètement qu'il le pouvait. Le son que produisaient ses pieds, touchant le sol broussailleux, était aussitôt englouti par le concert tranquille de la nuit. Mais Michel courait sur ses talons et n'avait pas son entraînement.
« Ils ont des armes ?
— J'ai vu un fusil de chasse et une mitraillette.
— Combien sont-ils ?
— Quatre types par voiture, je crois. »
Ils aperçurent Grimaldi au moment où celui-ci entrait dans le stationnement. Il longeait les buissons. Nyoto eut soudain un doute quant à ses soupçons. Grimaldi se déplaçait avec autant de discrétion qu'un citadin était capable de déployer. Si c'était un traître, il travaillait fort à donner le change.
Nyoto se dissimula dans une marre d'ombre. Là, il retrouva dans ses vêtements sa main de combat.