89.

69 5 0
                                    

Plusieurs jours sont passés depuis ma première visite avec la Reine. Je la visite régulièrement le soir, où je pouvais discuter de tout et de rien avec elle. Je sentais qu'elle allait de mieux en mieux, confirmant mes pensées. Ma présence, qui est l'incarnation même d'Inimia et de l'Ancien Royaume, l'aide à surmonter son traumatisme passé.

Tout ce qu'elle a vu nous concerne.

- Sire Reynald enquête sur cela, votre Altesse, me répond Birsan. Il y aurait un espace réservé qu'à la famille royale d'Althea loin d'ici, ce serait probablement là qu'ils se sont rendus.

Je plisse des yeux. Je ne peux pas m'y rendre pour le moment, alors cela va devoir attendre. Je ne dois pas ruiner ma relation avec Azref, qui semble aller de mieux en mieux chaque jour.

- Votre Altesse... j'ai également reçu une autre nouvelle, me dit Birsan, hésitante.

- Dis-moi tout, Birsan.

- Le village reclus de Hazeï est en train d'être affamé... dit-elle en soupirant. Ils ont construit différents types de tunnels, l'un pour se procurer de la nourriture, l'autre pour se mettre à l'abri en cas d'attaque. Mais... L'armée althéenne a trouvé le tunnel pour leur nourriture, et l'a inondé.

Mes yeux s'écarquillent. Le village de Hazeï est isolé du reste d'Inimia, nous avons toujours le contrôle dessus, mais il est entouré par les terres d'Althea. Nous avons essayé de prendre les terres qui les séparent du reste de l'Inimia, mais nous avons toujours échoué. 

Nous n'avons conclu qu'un seul accord avec Althea, et il concerne ce village. Les autres royaumes et pays ont supervisé cet accord ; Althea ne peut en aucun cas envahir et annexer ce village. En contrepartie, aucune activité militaire n'y est autorisée.

- Et que s'est-il passé ? Plus personne n'arrive à les joindre ? Lui demandé-je, commençant à m'inquiéter.

- Non... Les hommes qui se trouvaient dans ce tunnel inondé se se sont noyés, et ils n'ont plus accès à la nourriture, à part ce qu'ils ont stocké, explique-t-elle. Comme ils ne peuvent pas rompre l'accord, les soldats althéens utilisent de nouveaux stratagèmes pour attirer notre peuple et les tuer. Les stratagèmes de Sardor.

Je fronce les sourcils, les poings serrés.

- Ils ont des informations sur chaque villageois. Ils détenaient des prisonniers ou des travailleurs à Althea qui avaient de la famille dans le village... ils leur bâillonnaient la bouche, les ligotaient aux pieds et aux mains, les mettaient à genoux et les amenaient près du village. Lorsque leurs proches les voyaient, ils se précipitaient évidemment pour les aider et...

- Ils les tuaient, poursuivis-je.

- De la pire façon qui soit... Le prisonnier porte des bombes sur le corps, et les soldats le font exploser lorsque suffisamment de villageois s'approchent de lui. S'ils ne mouraient pas sur le coup, ils étaient soit blessés, soit psychologiquement affectés par l'horreur de voir leur proche exploser et réduit en pièces.

J'amène instinctivement ma main à ma bouche, me sentant nauséeuse. La situation ne cesse de s'aggraver. C'est bien pire que tout ce que j'ai entendu. Mon peuple est en train de mourir. Leurs jours sont comptés, et je ne peux rien faire pour les arrêter. Dieu... Mon Dieu, quand cela s'arrêtera-t-il ?

- Votre Altesse, dit Birsan, les larmes aux yeux. Vous allez les venger, n'est-ce pas ? Vous n'oublierez pas le sang qu'ils ont versé.

Oublier ? Comment pourrais-je oublier ? Je me souviens encore de chaque visage. Je me souviens encore de ces quatre espions assassinés par Azref dès mes premiers jours ici, je me souviens encore du prisonnier que Sardor a tué dans ma chambre lorsqu'Azref a été poignardé, je me souviens encore du pâtissier que j'ai tué dans les tunnels, du résistant capturé dans le donjon, et de la femme qui l'a tué et qui s'est suicidée ensuite.

Je me souviens encore de la façon dont les miens se sont abaissés devant Azref, pleurant pour qu'il épargne leur fille. Je me souviens encore de tout, et plus j'y pense, plus j'en deviens malade. Je me sens perdre la tête, à petit feu.

- Je les vengerai, dis-je, la voix tremblante de rage. Sardor sera le premier, il mourra, je le jure devant Dieu.

FREYA

La réunion urgente pour Hazeï est maintenant terminée. Nous essayons de trouver un moyen de leur apporter de la nourriture, mais c'est difficile à cause de la présence constante des soldats althéens. C'est papa qui s'occupera de tout. Pour être honnête, je n'arrive pas à me concentrer sur quoi que ce soit ces derniers temps.

Lorsque la salle s'est vidée, je me permets de respirer profondément et de me passer les mains sur le visage. En tant qu'héritière de la couronne, mes moindres faits et gestes sont observés et jugés, et je n'ai pas le droit de montrer mes émotions en public. C'est du moins ce que j'ai appris depuis mon enfance, après la mort de ma mère.

Maman me disait le contraire. Elle m'aurait dit que les gens préfèrent avoir une reine qui montre un côté humain plutôt qu'une reine froide.

- Votre Altesse, vous allez bien ?

Je lève la tête et vois le duc Valerius. Il me regarde, inquiet, et je simule un sourire, avant de me rendre compte que cela sonne faux alors je le fais disparaître aussitôt.

- Cela fait un moment que je n'ai pas eu de nouvelles de Della... dis-je doucement. Elle me manque.

- Elle vous écrira probablement bientôt, votre Altesse, m'assure-t-il. Elle doit être occupée, et... ce n'est pas facile pour elle d'envoyer une lettre.

- C'est vrai... dis-je en riant tristement. Inimia est sa priorité, maintenant, comme elle l'a toujours été...

Il s'assoit à côté de moi, ses yeux s'adoucissent légèrement. Il est le seul à savoir à quel point c'est dur pour moi d'avoir ma petite sœur si loin... Peut-être parce qu'il allait être son mari, je sais que je peux lui faire confiance pour montrer mes émotions. Lui aussi pleure l'absence de Della.

- Ne puis-je pas... utiliser les tunnels ? Lui demandé-je. Juste pour la voir. Une fois.

- Votre Altesse... C'est dangereux, et... Je ne suis pas sûr que votre soeur serait ravie... Vous m'avez dit qu'elle n'aimait pas être distraite de ses objectifs...

Je soupire. Il n'a pas tort. J'ai vraiment très envie de la voir, mais je crains qu'elle ne veuille pas. Elle a peut-être réalisé à quel point j'étais inutile, vu que je n'ai pas pu l'empêcher de souffrir entre les mains de Madame. J'aimerais pouvoir la serrer dans mes bras.

- Mais ne le prenez pas mal, s'il vous plaît... Ne doutez pas de son amour pour vous, mais...

- Ma soeur choisira toujours Inimia plutôt que moi. Ne vous en faites pas, je le sais.

Je le sais, parce que cela a toujours été le cas. Petite, elle disait toujours qu'elle serait la héroïne de tous... Elle voulait en être une en libérant notre peuple, et j'ai su alors que sa raison de vivre était celle-là. Cela n'a pas beaucoup changé au fur et à mesure que nous grandissions, c'est devenu de plus en plus sérieux.

Bien sûr, libérer notre peuple et notre terre est une chose dont je veux être témoin, pour autant, je ne suis pas aussi forte que les autres pour pouvoir sacrifier ma seule sœur. Tout ce qui m'importe dans ce monde, c'est de la voir en bonne santé et en vie.

Peut-être que ne pas se voir est une bonne chose. Nous nous sommes promises de ne jamais mourir tant que nous ne nous serons pas retrouvés. J'ai l'intention de tenir cette promesse, et Della n'est pas du genre à rompre ses promesses non plus... Je te retrouverai, ma chère petite sœur.

L'ombre écarlateWhere stories live. Discover now