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Tout le monde me regarde.

Je sens qu'ils sont en conflit, leurs yeux sont pleins de questions, légitimes ou accusatrices. Je marche dans les couloirs, sans pouvoir fuir ces regards. Et cela ne s'arrête pas lorsque j'entre dans la salle à manger, où se trouvent Azref et son père.

Je m'assois à côté d'Azref, ses yeux me suivent. Il a quitté la chambre hier soir et n'est pas revenu.

- Quand as-tu dormi, hier ? Me demande-t-il enfin.

- Oh, eh bien, aux alentours de vingt-deux heures. J'ai dormi en t'attendant. Répondis-je. Pourquoi ? 

- Tu n'as donc pas entendu ce qui s'est passé hier soir ? M'interroge-t-il.

Je fronce les sourcils, montrant ma confusion évidente. Je peux sentir le regard de son père, ce qui est assez surprenant, vu qu'il ne me regarde jamais.

- Je n'ai rien entendu. Que s'est-il passé ?

- Une servante s'est suicidée, m'informe-t-il. Elle a été retrouvée morte dans sa chambre. Elle s'appelait Cecilia. L'as-tu déjà vue ?

- Non, répondis-je simplement.

Il me regarde, méfiant. Je garde mon calme alors qu'il m'étudie attentivement, sans même le cacher.

- As-tu trouvé la raison pour laquelle elle a commis un tel acte ? Lui demandé-je.

- Non, malheureusement. Personne n'a compris les raisons qui l'ont poussée à agir ainsi, répond-il. C'est très surprenant.

- Parfois, cela arrive... Ce besoin de mourir. Dis-je en soupirant. Elle passe, parfois. Et parfois, c'est si fort que personne ne peut l'arrêter. Cela est très attristant.

Je commence à manger, beaucoup. Plus que je ne l'ai jamais fait. De manière compulsive. Madame serait dégoûtée par moi. Elle me frapperait les mains pour avoir ainsi mangé, d'une manière qui n'est pas "digne d'une dame". Comme un porc, si elle devait dire les choses franchement.

- Nous assisterons à son enterrement la semaine prochaine.

Soudainement, je cesse de manger. J'ai envie de vomir. Je n'aurais pas dû manger autant. Je suis stupide. Mon corps n'est pas habitué à manger une telle quantité de nourriture en un seul coup. Pourtant, Azref, son père ou n'importe qui d'autre aurait l'impression que c'est une portion normale.

- Je ne devrais pas y aller, dis-je doucement.

- Pourquoi ? Demande-t-il en fronçant les sourcils.

- Je sais que personne ici ne m'apprécie... par rapport à mes cheveux, je sais que personne ne souhaiterait me voir lors de ses funérailles, dis-je en soupirant.

Même elle n'aimerait pas me voir là, c'est compréhensible et je ne mendie pas leur amour.

- Au moins, tu es en est consciente, répond le roi.

Je roule légèrement des yeux devant son commentaire agaçant. Oui, j'en suis consciente et j'en suis ravie. Je n'ai pas besoin de la reconnaissance des loyaux Althéens. Mais ce désir de ne pas assister aux funérailles est surtout un acte de respect, de considération, et peut-être de culpabilité de ma part...

- Tu vas y assister avec moi, tu n'as pas ton mot à dire, dit Azref froidement.

La déclaration d'Azref me prend au dépourvu. Son ton est catégorique, et je me retrouve momentanément sans voix. Ses yeux reflètent une détermination que je n'avais pas anticipée. Il ne me laissera pas échapper à cette responsabilité, même si c'est ce que je désire au plus profond de moi.

- ... Uhm, enfin... tu ne m'as rien dit à propos du docteur, lui dis-je en essayant de changer de sujet. As-tu trouvé quelque chose à ce sujet ?

Azref détourne les yeux afin d'éviter mon regard. Il semble plutôt mal à l'aise, en comparaison de ce qu'il était il y a quelques minutes. A-t-il découvert quelque chose sur la Grande Reine ? Je ne pense pas que ce soit possible. Il n'a aucun lien avec elle, il est donc peu probable qu'il puisse découvrir ce que je sais.

Pourquoi donc ce malaise ? Pense-t-il que je suis une sorte de sorcière capable de pousser les gens à la folie ?

- Tu es bien bavarde ce matin, dit le roi en interrompant le silence. Ne vois-tu pas que nous ne sommes pas enclins à la conversation ?

Je me tourne vers lui, le regard froid. Je ne cligne pas des yeux et mon regard ne fléchit pas.

- C'est assez malencontreux, c'est à votre fils que je m'adressais, pas à vous-même, dis-je, d'un ton neutre. Et en tant que personne qui a vu un homme se tuer devant ses yeux, je pense que je mérite au moins un peu de vérité.

- Espèce de petite...

- Je comprends que voir des gens se faire exploser la cervelle est votre norme, mais ce n'est pas la mienne, ajouté-je d'un ton dur. Pour l'amour de Dieu, vous aviez été couvert du sang de l'homme et n'avez même pas réagi. Quant à moi, j'en fais des cauchemars.

Il est sur le point d'exploser. Je le sens. Je garde la tête haute, mes yeux le défiant. Si je n'étais pas un atout précieux pour leurs plans tordus pour Inimia, mon cerveau se retrouverait lui aussi par terre. Ce vieux barbu a bien besoin d'un retour à la réalité.

Mais cela n'arrivera que trop tard. Quand son corps brûlera parmi tant d'autres en enfer. Il verra alors de ses propres yeux qui sont les vrais diables.

- C'était un homme fou, qui a perdu la tête quand il a vu tes cheveux. Il a imaginé de fausses réalités, puis il a mis fin à ses jours, dit Azref. S'il te plaît, ne pousse pas la discussion plus loin.

- C'est tout ? Demandé-je.

- C'est tout, dit-il sans me regarder.

La frustration commence à monter, il n'a même pas donné d'indice, et il ne le fera sûrement pas. Je soupire et je reporte mon regard sur mon assiette. J'ai trop mangé, je ne peux pas en rajouter. Je vais même probablement vomir tout ce que j'ai mangé. Maudite soit Madame. Je ne peux même pas avoir un repas convenable par sa faute.

J'essaie de penser à autre chose, mais mon esprit me ramène sans cesse à cette servante. Si elle n'avait pas surpris cette conversation, elle serait peut-être encore en vie... Elle avait l'air si jeune, si douce, si gentille et aimante... Elle était juste là au mauvais moment, au mauvais endroit.

Mais c'était une Althéenne.

Je ne devrais pas être désolée pour elle. Quand me suis-je attendrie avec eux ? Ils ne le méritent pas. Leurs ancêtres ont volé notre terre, et ils en profitent alors que notre peuple ne peut même pas la voir. Des personnes extérieures jouissent de terres volées. Nos terres volées. Je ne devrais jamais l'oublier. C'est la seule vérité que je connaisse.

Et beaucoup d'entre eux devront payer de leur vie pour que nous soyons libres.

L'ombre écarlateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant