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Après que Della se soit endormie, je suis retourné dans mon bureau. Je croise les doigts entre eux, levant le regard lorsque quelqu'un toque à la porte. Il entre. Sardor. Je sens mon sang chauffer.

- Votre Altesse, nous avons découvert-

Je me lève, ne le laissant pas finir sa phrase et lui assène un coup de poing. Le coup est si puissant qu'il atterrit au sol.

Il lève les yeux sur moi, sans poser de questions, comme s'il connaissait déjà le crime qu'il a commis.

- Comment oses-tu... Comment oses-tu laisser ma femme se salir les mains ?! La forcer à se salir les mains ? !

- Je... Votre Altesse... Je me méfiais d'elle, j'avais besoin d'une confirmation qu'elle était de notre côté... Me répond-il, sans regret.

Je l'attrape par le col, et le soulève d'une main du sol. Je sais qu'il ne regrette rien, et Dieu que cela m'exaspère.

- Je ne comprends pas ce qui vous met autant en colère, votre Altesse, dit-il, confus. Elle n'est pas votre véritable épouse, elle est...

- Tais-toi tout de suite.

Je n'ai pas pu me retenir. Je l'ai frappé à nouveau. Chaque fois que je vois le visage de Della dans ma tête, la colère fait bouillir mon sang. Je veux le détruire. Le réduire en miettes.

- Bon sang, Sardor, n'as-tu pas vu son visage ? Dis-je, les yeux écarquillés de colère, les lèvres tremblantes. Je l'ai vu... Merde, je l'ai vu... Le même regard que dans les yeux de ma mère.

Cette fois, il n'a rien dit. Il savait qu'il ne pouvait plus se racheter. Que je n'oublierais jamais, ni ne pardonnerais cet incident. Et même si je trahis toutes les convictions que j'avais contre elle, je ne peux pas rester ignorant de l'état dans lequel elle se trouve en ce moment.

Et sa réaction m'a donné toutes les réponses dont j'avais besoin. Elle a tué avant, les mercenaires que je lui ai envoyés, ses ennemis. Tuer quelqu'un alors ne lui ferait rien... Mais comme elle n'a toujours pas récupéré ses souvenirs...

- Sors de là, lui dis-je durement. Je ne veux pas revoir ton visage, et sois sûr que tu recevras un sévère châtiment.

- Votre Altesse, s'il vous plaît, ne faites pas cela. Vous avez changé. Ne la laissez pas vous changer. Elle est l'ennemie. Elle peut mentir. Elle peut vous tromper. Pensez-y... Au fond de vous, vous le savez, elle ment, elle se joue de nous... Vous le savez, n'est-ce pas ? Dit-il, désespérément. Je vous le dis en tant qu'ami, elle nous entraînera tous dans sa chute.

Étonnamment, ses paroles ne me touchent pas. Elles sont sensées, dans une certaine mesure, mais... Bon sang... Je ne ressens plus ce besoin de la suspecter dans ses moindres faits et gestes. Chaque fois que je pense à elle, ce sont ses yeux qui me reviennent à l'esprit, ses yeux ardents qui cachent toutes ses peines. Un passé qu'elle aurait oublié, un passé dont je n'ai pas fait partie.

Pourquoi me sentis-je prêt à laisser le monde brûler pour ces yeux ?

- Votre Altesse, est-ce véritablement une coïncidence qu'elle ait été là ? L'homme qu'elle a tué... Il n'avait pas peur de mourir, il semblait plutôt l'accepter. Comme s'il le savait déjà. Un rebelle se sentait heureux d'être tué par elle. Je vous en prie, réfléchissez, voyez par vous-même.

- Je garde le silence au nom de notre longue amitié, mais tu ne cesses de repousser mes limites, Sardor. Va-t'en d'ici maintenant.

Il me regarde, blessé, puis quitte la pièce. De toute ma vie, je ne suis jamais allée aussi loin avec lui, mon seul ami à qui je pouvais confier ma vie. Nous sommes en train de changer, c'est certain, et je crains que ce changement n'entraîne la mort de l'un d'entre nous.

- Un rebelle... dit-elle d'une petite voix. Je l'ai suivis et... Sardor m'a forcé de le tuer... pour prouver que...

Je me souviens de son visage, de ses yeux vides et sombres, de son corps frêle sur le sol de la salle de bains, de ses cheveux recouvrant ses bras tremblants. Cela me rappelle étrangement quelqu'un... ma tendre mère.

- Maman ? L'appellé-je, alors qu'elle était à terre.

De mes mains, je soulève son visage qu'elle tente de me cacher. Je la regarde, ses yeux sont fatigués, vides, des larmes marquent ses joues creuses, elle a aussi des cernes.

- Maman, que t'est-il arrivé ? Lui demandé-je avec inquiétude.

Malgré tout, elle me sourit. Elle pose ses mains sur mes joues, me regardant avec amour.

- Rien, mon cœur. Maman est juste tombée, maladroite comme toujours, dit-elle en essayant d'en rire.

Je ne l'ai pas crue. Pourtant, il est inutile de préciser que je n'ai rien pu faire. Maman est tombée dans les ténèbres, dans un gouffre dont je n'ai pas pu la sauver. Les ténèbres l'ont engloutie, ne laissant qu'un corps sans âme. Chaque mois, chaque année, son état s'aggravait. Je suppliais mon père de faire quelque chose, mais...

"Ta mère va bien", disait-il, "ne te fais pas de soucis, mon fils, la Reine d'Althea ne peut sombrer dans la folie. Nous sommes la famille la plus glorieuse que le monde ait portée, après tout. Nous sommes les élus."

A l'anniversaire de mes seize ans, maman était enfermée dans une chambre pour sa propre sécurité, papa avait décidé de l'abandonner, supposant que la Grande Reine avait maudit maman, et qu'il n'y avait rien à faire. Ou... la seule chose à faire est de détruire ce qui reste de la famille de la Grande Reine, en espérant que la malédiction soit levée à ce moment-là.

- Le sang ne part pas. Il ne part pas. Dit-elle en tentant de l'essuyer frénétiquement. Il ne part pas ! J'ai du sang sur les mains !

Je la regarde en criant et en hurlant. Elle était debout, avec les cadavres des servantes sur le sol. Elle les a tués. Elle l'a fait. Et lorsqu'elle m'a vu, j'ai su que j'étais le prochain. Je n'ai pas eu peur. Je n'ai pas couru. Je suis resté là tandis qu'elle me sautait dessus, tentant de m'étrangler.

Je serais mort si Sardor n'était pas arrivé à ce moment précis. 

Je n'ai pas pu sauver maman. J'ai échoué. Mais je peux la sauver... Della... 

L'ombre écarlateWhere stories live. Discover now