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Après mon réveil le lendemain, j'ai remarqué qu'Azref ne m'a pas quitté de la nuit. Il m'a amené le déjeuner, m'a fait manger lui-même et m'a interdit de faire le moindre mouvement. Outre cela, j'ai pu écouter sa discussion avec son père.

Je n'ai pu m'empêcher de lâcher un rire, sachant enfin quel plan il me réservait. Ce pauvre et sale diable a-t-il vraiment pensé qu'il pouvait me faire tuer ma propre famille ? Je réduirais le monde entier en cendres, Inimia compris, avant que cela n'arrive.

Qu'il continue à penser ainsi, cela m'avantage.

-  Je ne vous pensais pas ainsi, dit Birsan, en changeant mon bandage. Risquer sa vie ainsi...

- Il faut bien quelqu'un pour prendre des risques, dis-je en haussant les épaules. Je n'ai fait que mon devoir, maintenant nous devons surveiller le prince.

- Tu ne peux pas simplement le tuer ? demande-t-elle en soupirant. Cela mettrait fin à tout, et il n'y aurait plus besoin d'autres sacrifices.

Je secoue la tête. C'est ce que j'ai longtemps pensé, mais en marchant dans les rues d'Althea, en voyant les gens et leur fierté pour leur royaume... J'ai compris que le problème ne venait pas seulement d'Azref et de son père.

- Il faut changer le système, lui dis-je. Parce que si le prince et le roi meurent, et bien... quelqu'un d'autre les remplacera, et Althea ne cessera jamais d'exister. Nous devons les détruire, ainsi que le système.

- Je vois.

Je pense que c'est ce que mes ancêtres ont négligé de voir. Ils combattaient des soldats, et leurs dirigeants. Surtout les dirigeants. Or, c'est le peuple et le système du royaume qui donnent le pouvoir aux dirigeants. Nous devons leur retirer ce pouvoir. Dans ce cas, personne n'est innocent.

Personne.

- Si nous devons tuer des civils, comptez sur moi, ajoute Birsan.

- Tu... le ferais ?

- Je tuerais même les miens, votre Altesse. Pour gagner, nous devons nous salir les mains. Vous, moi, tout le monde. Dit-elle, tout en finissant de soigner ma blessure. Je veux retourner à la maison, et je ferai tout pour la récupérer.

Je souris légèrement. Notre maison. Notre patrie. Notre peuple. Tous nous attendent.

- Au fait, Birsan, tu ne m'as pas dit d'où tu venais exactement.

Elle reste silencieuse quelques instants, pendant qu'elle range son matériel. J'ai touché un point sensible, je crois.

- Disons que... il ne reste plus rien de mon village, dit-elle en souriant tristement.

Je ne pose pas plus de questions, comprenant qu'elle ne désire pas en dire plus. Tant de villages ont été détruits, volés, transformés en base militaires ou habitations civiles pour les Althéens, que c'est impossible de savoir lequel c'est.

Soudain, je ressens un sentiment étrange. Je comprends immédiatement d'où cela vient. Je ressens la présence d'Azref. Il est là. Il vient d'arriver. Je lève alors le regard sur Birsan pour la prévenir.

- Birsan, penses-tu réellement que le prince m'aime bien ? Lui demandé-je, le regard vers la porte. J'ai l'impression de toujours être un fardeau pour lui.

- Votre Altesse, ne dites pas cela. Vous avez une place particulière pour Son Altesse, tous peuvent en témoigner.

Je souris légèrement. Ce n'était même pas un mensonge. J'ai une place dans son cœur, maintenant. Je le sais. 

- Laisse-nous seuls, dit-il à Birsan en entrant dans la pièce.

Birsan n'a d'autre choix que de s'incliner et de partir. Azref ne me quitte pas des yeux, tout en s'avançant lentement vers moi. Il s'assoit ensuite à mes côtés sur le lit et tient mon bras blessé pour l'examiner.

- Est-elle ton amie ? Me demande-t-il, en regardant toujours mes blessures.

- En quelque sorte, nous discutons parfois lorsque je m'ennuie.

- Si tu t'ennuies, parle-moi, dit-il, d'une voix encore plus possessive.

Azref relâche doucement mon bras, mais ses yeux demeurent rivés sur les miens. Il semble tenter de lire mes pensées, de tenter de me comprendre. A vrai dire, je ne lui facilite pas la tâche en lui montrant des pensées, actions et sentiments contradictoires. 

- J'y penserais, lui répondis-je. Cependant, tu ne sembles pas vouloir que je sois entourée.

Au lieu de me répondre, il prend des mèches de mes cheveux dans ses mains et les passe dans ses doigts. Il les sent les yeux fermés, comme si c'était tout ce dont son âme avait besoin.

- Azref, lui dis-je. N'y a-t-il aucun médecin qui puisse me rendre mes souvenirs ?

Il lève soudainement la tête vers moi, les yeux légèrement écarquillés.

- Pourquoi cette question ? Demande-t-il.

- J'ai le sentiment de manquer beaucoup de choses, je veux me souvenir de ma mère, de mon père, de ma vie avant nous dans cette étrange cabane, dis-je doucement.

Il soupire, puis baisse à nouveau les yeux. Cette fois, il joue avec mes doigts,  comme s'il avait besoin d'être en contact avec n'importe quelle partie de mon corps pour réfléchir, pour fonctionner.

- Parfois, ne pas se souvenir est une bénédiction cachée, dit-il d'une petite voix. J'aimerais oublier quelques fois, et vivre en paix. Me permettre de ne rien ressentir, de laisser mon âme se reposer un instant... pourquoi refuser cette bénédiction ?

Je fronce les sourcils. Il semble sincère. D'un côté, j'ai l'impression qu'il désire que je ne me souvienne pas pour pouvoir m'utiliser et d'un autre côté, j'ai l'impression qu'il pense réellement ses mots.

Non.

Ne le laisse pas jouer de ton esprit, Della.

- ... J'ai une mère, Della.

- Tout le monde a une mère, dis-je, les sourcils froncés.

Il se fige, comme s'il se rendait compte de ce qu'il vient de me révéler. Je cache ma joie. Enfin. Enfin, il me l'a avoué.

- Ma mère... est cachée de tous, dans le palais, dit-il, hésitant. Sous ordre de mon père, après que nous ayons découverts sa maladie mentale.

- Une maladie mentale ?

- ... Oui. Mon père a refusé de croire qu'elle n'allait pas bien, il n'a pas tenté de l'aider dès les premiers signes, alors son état s'est empiré. Tout ce que ma mère demande est de mourir...

Il lève son regard vers moi, une certaine tristesse et désespoir apparents dans ses yeux.

- Dis-moi, Della, suis-je égoïste de refuser ? Dit-il, tristement. Ma mère veut que je mette fin à ses souffrances, et je refuse. Je la force à vivre, car je ne veux pas la perdre...

- Tu n'es pas égoïste, dis-je en soupirant. Causer la mort de ta propre mère sera une action qui te hantera à jamais. Je suis certaine qu'elle penserait pareil, si elle avait l'esprit sain.

Il soupire, la douleur visible dans ses yeux mais en même temps, je le sens soulagé d'avoir enfin parlé. J'aimerais parler aussi. Parler de la mort de maman, parler de Madame et tout le mal qu'elle m'a causé...

Même avec mon ennemi, je serais toujours la personne qui écoute, jamais entendue.

L'ombre écarlateWhere stories live. Discover now