23.

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Le soir venu, je suis enfin sortie de ma chambre. Personne n'est revenu. Je pense qu'elles ont enfin trouvé une occasion de ne pas être toujours à mes côtés. Et cela me convient, je ne voulais pas d'eux de toute manière. Je me suis occupée en lisant leurs livres d'histoire pour mieux comprendre leur pensée, et j'ai soigneusement planifié mes prochaines actions.

Alors que je me dirigeais vers la salle à manger, le seul endroit où je pouvais me rendre en dehors de ma chambre, j'ai aperçu Sardor, le conseiller d'Azref, qui se tenait dans le couloir. Il m'a vu. Je me contente d'un petit signe de tête pour le saluer puis je continue mon chemin, et ce, jusqu'à ce qu'il m'interrompe en faisant irruption devant moi.

- Les servantes sont venues me voir, elles s'inquiétaient de votre état de santé, elles m'ont dit que vous vous étiez évanouie. Dit-il, froidement. Allez-vous mieux, à présent, ma dame ?

- As-tu prévenu le prince ? Lui demandé-je.

- Je ne l'ai pas fait, ma dame. Il me semblait inutile de l'inquiéter alors qu'il est en train de se préparer pour votre mariage.

Je fais quelques pas en avant, vers lui, lentement, en le regardant dans les yeux.

- Les menteurs ont tendance à ajouter plus d'informations que nécessaire, dis-je d'un ton neutre.

- Menteurs ? Me traitez-

- Tu as entendu parler de mon malaise, et Dieu m'a préservé, je vais bien. Mais tu as failli à ta tâche, conseiller Sardor. Ne devais-tu pas au moins venir me voir ? Les servantes auraient pu m'empoisonner, tu n'en sais rien, j'aurais pu avoir une crise ou pire, à Dieu ne plaise... et pourtant, tu n'as rien fait. Il ne s'agissait pas d'inquiéter ton prince, il s'agissait pour toi de ne pas vouloir que je vive.

Ses yeux se sont écarquillés. Je prête attention à ses réactions, tout en lui crie sa haine pour moi. Il ne peut pas la cacher. Elle le consume. Elle le consumera sans cesse jusqu'à le brûler. Une haine incontrôlée mène souvent à l'inévitable... la mort. Une petite erreur est tout ce dont j'ai besoin de sa part, et je l'obtiendrai.

- Je suis venu, ment-il encore. Je vous ai trouvé inconsciente. Un médecin est venu, et il nous a conseillé de vous laisser vous reposer.

- Pour qui me prends-tu, Sardor ? Une petite brebis naïve ? Une demoiselle en détresse ?

Il ne sait pas quoi dire, je reconnais ce regard sur son visage. Il remet en question tout ce qu'il croyait savoir. Je pense que c'est suffisant pour l'instant, je ne devrais pas le pousser si je ne veux pas qu'il comprenne que je sais qui je suis.

Alors je souris, le plus innocemment possible.

- Nous pourrions devenir de bons amis, Sardor. De très bons amis.

Et sur ce, je me dirige vers la salle à manger. Ces gens m'ont toujours détesté sans me connaître ni me voir, permettez-moi au moins de leur donner une bonne raison de me détester. C'est ma spécialité.

Lorsque j'entre dans la salle à manger, le silence s'est installé. En particulier par Azref... et son père. Bon Dieu, pourquoi est-il ici ? Je pensais que me voir le répugnait à tel point qu'il ne venait plus ici.

- Votre Majesté, heureuse de vous revoir parmi nous, dis-je avec un faux sourire.

Il ne me regarde même pas. C'est bien. Garde les yeux baissés en ma présence, immonde créature. Je m'assois à côté d'Azref, mon assiette déjà remplie. Plus que remplie, à vrai dire. Fait-il cela juste pour m'agacer ?

- Je ne t'ai pas vu de la journée, dit Azref.

- J'étais dans ma chambre.

Comme si je pouvais aller ailleurs.

- Je vois. Rassure-toi, après notre mariage, tu pourras te balader dans le palais à ta guise.

Oh, mon cher Prince. Comme vous êtes généreux !

- Ne pourrai-je donc jamais quitter le palais ? Lui demandé-je, curieuse.

- Pour quelles raisons le souhaiterais-tu ? Ce palais est si grand que tu ne cesseras jamais de découvrir du nouveau chaque jour. Et il est sans danger pour toi.

- L'extérieur est dangereux ?

Je ressens la colère de son père. Comme un nuage étouffant qui recouvre toute la pièce, une énergie négative qui remplit l'air. Il ne peut pas cacher sa haine à mon égard, pas plus que Sardor. Alors comment se fait-il qu'Azref puisse le faire ? Est-il un bon menteur, tout comme moi ? Ce ne serait pas surprenant, en réalité. Mais un tel talent ne provient que d'une raison, et plus précisément dans l'enfance. Était-il un menteur lorsqu'il était enfant ? Là encore, ce ne serait pas surprenant.

Les mauvaises personnes comme eux sont nées mauvaises.

Ils doivent naître mauvais. Si la bonté venait à pénétrer dans leur cœur, ils ne pourraient pas perdurer. Ils verraient des failles dans leur cruauté, ils remettraient en question leurs convictions au plus profond d'eux-mêmes, mais ils ne peuvent pas le faire. Ils savent tout de leur cruauté, ils savent et ils ne la remettent pas en question, parce qu'ils la légitiment.

Ils sont notre opposé, à cet égard. Nous ne naissons pas mauvais. Nous naissons avec la bonté et la volonté de liberté. Nous devenons mauvais plus tard, pour les affronter. Il est impossible de gagner contre eux si nous ne devenons pas comme eux.

- Oui, c'est dangereux. Nos ennemis dont je t'ai parlé, et dont tu as lu le récit dans les livres que je t'ai donnés, te veulent. Dit-il, sur un ton d'avertissement. Ils savent tout de toi, de ta famille. Ils essaieront de t'abattre, de mettre fin à ta lignée et, en même temps, de me retirer ma fiancée.

Je baisse les yeux. Je me range à sa décision de ne pas sortir pour l'instant.

- Je vois, soupiré-je.

Ma famille ne doit pas savoir que je suis en vie et dans ce palais, même si cela me blesse plus que tout. Ils ne peuvent pas mettre leur vie en danger pour moi, et ils risquent de m'empêcher de me venger d'Althéa. Je dois être seule dans cette mission, je dois arracher mon propre cœur, les faire pleurer et faire le deuil, les faire se demander si je suis décédée ou si je suis en vie quelque part dans le monde.

Madame convaincra probablement mon père que je me suis enfuie.

Ils croiront, je l'espère, que je suis heureuse, d'une manière ou d'une autre. Et même s'ils savent que ce n'est pas la vérité, j'espère qu'ils y croiront. Ils doivent juste être patients jusqu'à ce que je gagne la confiance de cette satanée famille, et alors je leur enverrai une lettre expliquant tout. Et ils me verront, un jour. Ils me verront, victorieuse. Avec la couronne du Roi et du Prince d'Althéa, couverte de leur sang.

- Ne t'inquiète pas, cependant, nous les achèverons bientôt et tu seras libre de faire comme bon te semble, ajoute Azref.

- Tous, sans exception, souligne le roi.

C'était la première fois qu'il parlait pendant ce dîner, et ce message était pour moi. Je hoche la tête, comme si je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire. Comme s'il nous annonçait simplement que nos ennemis allaient mourir. Comme si ses ennemis étaient les miens. Et ce regard de supériorité sur son visage, je le lui arracherai volontiers. Voici la nouvelle raison pour laquelle je resterai debout. 

L'ombre écarlateWhere stories live. Discover now