L'ombre écarlate

30.

Après le départ de Sardor, je suis allée me coucher. Je n'avais pas envie de parler à Azref, alors je me suis dit que le mieux à faire était de dormir. Je pensais qu'il ne dormirait pas à côté de moi, mais je me suis trompée. J'ai senti le lit s'abaisser sous son poids, et je suis restée dos à lui.

- Della... me dit-il d'une petite voix, je suis désolé pour tout à l'heure. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je...

Ne t'excuse pas. À ta place, j'aurais fait pire. Et je ne me serais pas excusée. Si je n'étais pas en mission, tu serais déjà six pieds sous terre.

- Della, dit-il en tentant de m'atteindre.

- Ne me touche pas, dis-je en me repliant sur moi-même.

Je le sens s'éloigner lorsque je dis cela, il se lève du lit et s'en va. Se sent-il coupable de m'avoir étranglée ? Non, il ne peut pas être capable de telles émotions. Il n'est pas un humain comme nous autres. Mais si c'est le cas, je m'en réjouis. Je l'ai sous la main. Il me suffit de le faire culpabiliser un peu plus à chaque fois, de briser ce mur d'indifférence qu'il a construit autour de lui, et je le ferai plier en un instant.

Je me retourne et m'allonge sur le dos en regardant le plafond. Je ne connais toujours pas la mission de Sardor, mais je sais qu'elle impliquera quelqu'un d'important d'Inimia, et je vais devoir convaincre cette personne, ou ces personnes, qu'il est de mon côté. J'espère seulement qu'il s'agira d'une personne forte et résistante, qui ne tombera pas dans le piège.

Sinon...

Oh mon Dieu, je ne veux même pas y penser. Si tout se passe comme l'a dit le Grand Roi, je crains qu'à la fin de cette guerre, je ne serai rien de plus qu'une vulgaire âme errante.

S'il me restera une âme.

Plus je me rapproche de cette guerre entre nos deux royaumes, plus je perçois le lent assombrissement de mon âme, le déclin de sa lumière. Le prix de la liberté est si élevé que pour l'atteindre l'Homme en perd son essence : son identité, son humanité, sa propre conscience et tout ce qui fait de lui un être humain. En tentant de l'atteindre, l'homme transgresse la seule frontière le distinguant de l'animal.

Les hurlements d'un soldat ennemi sonnent comme du miel dans mes oreilles, et ma vie ne devient qu'un sacrifice au service des ténèbres. Qui suis-je devenu ? Pourquoi ai-je l'impression que chaque pas sur ce sentier obscur m'éloigne de mon propre cœur ? Est-ce la destinée que je dois embrasser ? Une fois que j'aurai perdu complètement mon âme, je ne pourrai plus jamais la récupérer ; je ne serais alors rien de mieux qu'un chien errant.

Je ferme les yeux, tentant de ne penser à rien mais les pensées persistent dans le néant de mon esprit. Je les accueille sans broncher, le sommeil se faisant de plus en plus pressant. Au moment où j'ai senti que mes paupières devenaient lourdes, quelque chose a attiré mon attention. Un sentiment étrange de curiosité m'a envahi, me poussant à lever les yeux vers le ciel, et j'ai été surprise de le voir... d'un rouge écarlate. Ce n'est pas subtil, c'est une légère teinte qui a captivé mon regard.

Soudain, ce ciel écarlate a été obscurci par une ombre en mouvement. Une présence mystérieuse, à la fois lointaine et étonnamment proche, enveloppait mon être. Malgré mes tentatives pour bouger, mes membres refusaient de répondre. Mes mains semblent être figées sur le matelas, et un frisson d'effroi traverse mon corps.

 Mes yeux sont rivés sur le ciel, mais lorsque je détourne le regard, mon corps se retrouve plaqué sur le matelas. Mon cœur bat à toute allure lorsque je réalise qui me plaque. Ou plutôt... Ce qui me plaque au sol. Une ombre sans visage, imposante et terrifiante. Elle ne cherchait pas à me faire de mal, comme si sa seule mission est de me priver de tout mouvement. Son but semble clair : m'empêcher de contempler le ciel écarlate.

Et je reste stupéfaite lorsque l'ombre elle-même commence à prendre une teinte écarlate. Une ombre écarlate.

Mes yeux s'écarquillent, alors que je me lève en sursaut, haletante. Je peux enfin bouger. Mon premier reflexe est de regarder le ciel... Rien. Il n'y a rien. Le soleil est simplement en train de se lever. Il n'y a aucune trace de l'ombre. Je reste assise sur le lit, à contempler le vide. Je suis confuse... était-ce la réalité, ou un rêve ? Cela semblait si réel.

Je soupire et me lève du lit. Il est encore trop tôt, tout le monde devrait dormir maintenant. Je sors sur le balcon, où je peux contempler le paysage. Non loin d'ici, j'aperçois la frontière d'Inimia. Je peux voir la forêt dans laquelle j'ai été enlevée, où tous mes gardes ont péri.

Je me demande s'ils les ont découverts.

S'ils me cherchent, c'est probablement le cas. 

- Il semblerait que je ne sois pas le seul à ne pas pouvoir dormir.

Je tourne la tête et vois Azref qui se tient sur le seuil de la porte. Je détourne le regard, tandis qu'il reste à sa place. Il a gâché mon moment de paix, pourquoi devait-il venir maintenant ?

- Je sens ton regard sur moi, cesse de me regarder. Dis-je froidement.

- ... Es-tu encore énervée à cause d'hier soir ?

Je tourne la tête vers lui, et lui lance un regard noir.

- Tu allais me tuer, dis-je. Tu veux que j'en sois heureuse ?

Il prend alors une chaise et s'assoit à côté de moi. Je m'éloigne un peu, et ne me gêne pas de lui montrer qu'il me dérange. Mais cela ne le dérange pas, il est tellement peu réceptif.

- Ta haine pour moi me tuerait aussi, ou du moins voudrait me tuer, souligne-t-il. Je reconnais que je suis allé trop loin hier soir, mais à quoi t'attendais-tu lorsque nous nous haïssons tous les deux plus que tout ?

- Je ne supporte pas de voir ton visage, craché-je. Tu es répugnant.

Il rit, puis regarde le ciel.

- Cela ne durera pas. Tu m'adoreras lorsque tu assisteras à la chute d'Inimia.

En l'entendant dire cela, mon cœur se serre. La chute d'Inimia ? Rien que de l'imaginer, le chaos, la mort, le sang... Cela me donne envie de me lever et de le poignarder violemment. En finir une bonne fois pour toutes. Car non, je n'assisterai pas à la chute d'Inimia. J'assisterai à la chute d'Althéa, rien d'autre.

Et rien que pour l'énerver, c'est moi qui fera tomber Althéa. J'amènerai mes soldats ici, je détruirai tout ce qui m'entoure, je prendrai ce palais pour moi et je couronnerai ma sœur, devant tous, comme Grande Reine du Nouveau Royaume.