Chapitre 5.4

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Il remonta la route transcanadienne en direction de North Bay, puis prit à droite à une intersection, bien avant le campus. J'observais le chemin pour trouver une occupation, ne pas céder à la tentation de le regarder, mal à l'aise. Quelques instants plus tard, il se garait sur le parking d'un café routier. Vu l'heure tardive, c'était l'un des rares endroits encore ouverts, refuge des noctambules, des travailleurs de nuit, des âmes solitaires cherchant un endroit chaud et une présence humaine. Je clignais des yeux sous l'éclairage violent de la station.

Mon attention se fixait sur des détails anodins, peut-être pour éviter de m'attarder sur le cataclysme qui bouleversait ma vie. La sensation du faux cuir de la banquette, marqué d'accrocs par endroits, de taches indélébiles, l'atmosphère saturée de l'arôme riche du café, mêlé au parfum bon marché dont s'était aspergé l'un des clients, et celui plus sucré des pancakes, l'une des spécialités des lieux. Je fus ramenée à la réalité par une tasse venant se poser juste devant moi. Je n'avais rien commandé. Je levais les yeux et interceptais l'œillade que lançait la serveuse à Arenht.

Mes doigts enserrèrent les parois brûlantes de ma tasse, essayant de repousser cette sensation de vide glacé. Pas une seule parole n'avait été prononcée depuis le pont. Un silence qui jusqu'à présent m'avait convenu, le temps de me reprendre, de refaire surface en quelque sorte. Je le sentais m'observer, même s'il se gardait bien de me fixer. À quoi pensait-il ? Regrettait-il de s'être mis dans cette situation ? Il attendait, certainement que je fasse le premier pas. Les yeux baissés sur ma tasse, je tentais de trouver quoi dire. Parler, tenir une conversation banale, un exercice difficile pour moi, surtout depuis mon traumatisme. L'angoisse était accentuée en présence des hommes, alors quand c'était un garçon qui m'attirait, mon esprit s'engourdissait davantage. La situation actuelle accentuait le malaise que je ressentais. J'étais sur le point de me suicider. Je grimaçais intérieurement. Le terme, bien que juste, me heurtait, trop brutal. Existait-il des paroles idéales à dire dans pareil cas ? peut-être pouvais-je commencer par le remercier. Agrippant de nouveau mon café, je pris une inspiration avant de me lancer.

— Merci.

Ma voix était à l'image de mon état : pathétique. J'osais un coup d'œil. Un sourire ourlait ses lèvres.

— Tu n'aimes pas le café j'ai l'impression.

Machinalement je regardais le contenu de ma tasse avant d'esquisser un faible sourire contrit. À part profiter de la chaleur du liquide, je n'y avais pas touché.

— Je préfère le thé.

Avant d'avoir pu l'en empêcher, il interpellait la serveuse.

— Un thé pour la demoiselle.

Elle osa un sourcil. Apparemment on ne commandait pas souvent ce genre de boisson ici.

— Il ne fallait pas, murmurais-je gênée en me renfonçant dans le siège.

Le silence retomba entre nous alors que mille petits bruits résonnaient autour de nous, caractéristiques des lieux : conversations indistinctes, traînements de pieds, raclements de chaises, musique s'échappant des haut-parleurs, froissement de papiers, tasses que l'on remplit. Je me mordillais les lèvres avant de laisser échapper un soupir.

— Tu dois me prendre pour une folle.

Le ton était donné. J'en avais assez de me retenir, de tenter de faire bonne figure.

Il secoua la tête, avant de plonger son regard dans le mien. Son visage n'exprimait aucun jugement.

— Je vois juste une fille qui a l'air de souffrir. Si tu as envie de parler, n'hésite pas.

Je baissais les yeux, sentant mes joues s'empourprer, un mélange de soulagement et de gêne. Il méritait de savoir, au moins en partie les raisons de mon comportement. Oui je souffrais, s'il savait à quel point !

— Je ne voulais pas me..., enfin... en finir. Je... En fait je ne sais pas, avouais-je maladroitement. Tout était si confus dans ma tête. J'ai appris une nouvelle qui m'a bouleversé et...

Je me tus.

J'occultais la vraie raison, sans pour autant mentir. Je n'avais pas envie qu'il s'apitoie sur mon sort, ni de prononcer à haute voix la cruelle vérité. Sa présence me procurait une parenthèse de quelques heures hors du temps à penser à autre chose. Mon attention se focalisait sur lui, sa présence, la sensation étrange, mais réconfortante de sécurité qu'il dégageait, un havre de paix provisoire. Ses bras reposant sur la table accrochaient mon regard. Sa chemise retroussée dévoilait la peau bronzée et musclée.

Une sonnerie discrète retentit, me sortant de mes rêveries. Sa main se saisit aussitôt de son portable dans l'intérieur de sa veste. Un froncement de sourcil quand il porta l'écran devant lui. Il s'excusa puis se leva pour prendre la communication à l'extérieur. Tout contre la fenêtre, je discernais sa silhouette adossée contre le mur extérieur. Je pouvais l'observer à mon aise. Plusieurs fois il jeta un coup d'œil vers notre place. La conversation fut assez brève. Il revint à la table la mine un peu préoccupée.

— Un ami a besoin de moi, m'informa-t-il. Je suis désolé, mais c'est important. Je vais te raccompagner chez toi.

Je tressaillis à cette dernière phrase. Chez moi. Où était-ce désormais ? Sans eux, la maison n'était plus qu'une coquille vide. Je me repris pour ne pas l'inquiéter davantage. Je hochais la tête avant de terminer rapidement mon thé et de le suivre jusqu'à sa voiture. 

Protège-moi - T.1 Pleine lune [Terminé]Where stories live. Discover now