♡CHAPITRE 64♡

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Depuis quelques jours, alors que son humeur se dégradait à mesure que l'hiver approchait, les pensées d'Eijiro ne cessaient de se tourner vers son passé. Comme à chaque fin d'année, il pensait à sa ville natale qui revêtirait bientôt le manteau blanc caractéristique de la saison. Cette saison qu'il abhorrait le plus, juste devant l'automne et l'été. Habituellement, pendant cette période de l'année, l'univers entier coopérait pour lui rappeler qu'il n'avait plus de point d'attache. Pas de ville natale vers laquelle retourner, ni de famille à rejoindre et encore moins à contacter. Chaque média le rendait nostalgique de sa vie passée et lui donnait presque l'envie de renouer le lien avec ces personnes qui l'avaient toujours considéré comme une mauvaise graine.
Cependant, même si son cœur se serrait et qu'il sentait démuni par moments, il pouvait affirmer sans regret que son départ pour Sapporo était l'un des meilleurs choix de sa vie. Peut-être aurait-il aimé que cela se soit passé autrement, que sa famille ait essayé de le comprendre et de le soutenir dans ses choix. Il aurait sans doute souhaité leur faire moins de peine dans sa quête de soi et pourtant, les remords qui gangrénaient ses pensées s'apaisaient, ne serait-ce qu'un tout petit peu, lorsqu'il pensait à son avenir s'il avait suivi les désirs de son entourage et qu'il n'avait pas rencontré son ex.











Eijiro venait d'une petite ville dans l’extrême nord d'Hokkaido. Il était né et avait grandi dans un coin que beaucoup d’habitants des grandes villes auraient qualifié de « bout du monde », « village oublié », « petit coin de paradis, loin des dérives du monde moderne » et autres appellations plus farfelues les unes que les autres, mais qui lui avaient rappelées chaque jour au cours de son adolescence à quel point le monde dans lequel il évoluait était étriqué.
Loin des excentricités des agglomérations les plus peuplées du pays, sa ville semblait être un coin figé dans le temps. Un concentré de citoyens lambdas aux idées conservatrices qu’ils ont hérité de leurs parents et qu’ils passeront à leurs progénitures par la suite sans y réfléchir à deux fois, puisque le système marchait si bien jusque-là. Les personnes bien trop effrayées pour découvrir le monde qui se profilait au-delà des collines se dressant aux limites de la ville, se complaisaient dans l’ambiance soporifique d’une vallée ou rien ne changeait jamais.
Les maisons à mi-chemin entre tradition et modernité, les commerces modestes et familiaux existant depuis plusieurs générations, les infrastructures vieilles et décrépies qu’on donnait un coup de jeune à chaque élection locale tout au plus. Tout avait le goût du vu et du revu, mais seuls les jeunes semblaient s’en plaindre, bien avant qu’ils ne rentrent, eux aussi, dans le moule de la ville aux allures de prison à ciel ouvert.

Mêlée à toute cette ambiance, il y avait eu lui, notre protagoniste, dernier membre d’une famille de pâtissiers traditionnels. Une maison ancestrale dont avait hérité sa mère, de même que son père puisqu’il s’y était marié. Sa mère l’avait enfanté assez tardivement alors que la ménopause frappait à sa porte. Ayant déjà élevé trois grands garçons qui avaient tous réussi, avec plus ou moins de brio, toutes les étapes prédéterminées de la vie, elle s’était sans doute attendue à ce qu’il en soit de même pour son petit dernier. Ne s'étant pas préparé à ce qu’il soit si différent de ses frères, si déphasé par rapport au reste de la famille à l’instar d’une mauvaise herbe qui s’était frayé un chemin au milieu d’un champ méthodiquement cultivé.

Le petit Eijiro n’était pas aussi bon à l’école que son premier frère aîné, mais il s’efforçait tant bien que mal de rendre sa famille fière. Il n’était pas aussi débrouillard et vif d'esprit que le second, mais tout cela était comblé par sa bonne volonté. Sa volonté de bien faire, de suivre le chemin pavé pour lui et de se forger une place parmi ces êtres d'exceptions que constituaient sa famille à ses yeux. Néanmoins, plus il grandissait, plus il prenait conscience de ses lacunes et en même temps de sa différence. Quelque chose clochait, il le savait, car le monde idyllique qu'il avait observé à travers des œillères, pendant les premières années de sa vie, commençait à se craqueler. Le système dont il avait plus que tout souhaité faire partie, l'oppressait maintenant, tandis que les regards plein d’attentes de son entourage lui rappelaient juste son incapacité à les réaliser.
Plus jeune, Eijiro ne s’était jamais questionné sur la beauté du monde dans lequel il vivait. Cette petite ville mise sur pause était son univers ; et sa famille qui ne jurait que par les traditions était tout ce qu'il chérissait. Avec ses lacunes scolaires, il ne fallait pas être devin pour déterminer quelle serait sa finalité : après le lycée, il aurait suivi les pas de son troisième frère et se serait consacré à l’entreprise familiale. Il se serait marié à une femme douce, élevée dans le but ultime de devenir une bonne épouse et une bonne mère. Enfin, il aurait passé l’entièreté de sa vie, cloîtré entre les montagnes verdoyantes, sans jamais découvrir ce qui se profilait au-delà.
Cependant, dès son entrée au collège, l'univers s’était mis un point d'honneur à faire capoter ce plan parfait. La ville n’était plus aussi vaste que dans ses souvenirs d’enfance, de même que la vie d'adulte ne constituait plus son idéal, devenue trop lisse, trop insipide à ses yeux. Ses héros chutaient dans son estime avec leurs discours violents, conservateurs au possible sur les rôles de chaque genre, mais surtout tellement condescendants, qu'on pourrait croire qu'ils avaient débloqué les secrets de la vie.
Très vite, et peut-être violemment, Eijiro s’était réveillé de son innocence. Il ne voulait pas terminer avec une vision aussi étriquée que celle de son père ou ses frères, et abhorrait encore plus l’idée d'avoir, plus tard, une épouse aussi aliénée que sa mère. Il ne souhaitait pas passer toute son existence à construire une vie dont il ne saisissait pas le sens. Il désirait être heureux et son bonheur n’était pas aux côtés de sa famille, ni dans ses études et encore moins dans cette ville qui ne lui offrait pas une option pour découvrir qui il était.

Toutes ces réalisations l'avait dépité plus qu'elles n'avaient attisé la flamme de rébellion en lui, car exister dans son cas signifiait renier ses origines et couper ses attaches. D'aussi loin qu’il pouvait remonter, on ne lui avait jamais donné une place pour s'exprimer. Il n'y avait jamais eu de place pour l’individualité. Il marchait sur les pas de ses frères, portaient leurs anciens vêtements, utilisait leur matériel scolaire et mimait leurs traits de caractères pour que sa mère soit soulagée. Avant qu'il ne puisse voir le jour son chemin était déjà tout tracé, imaginé, comme si chaque humain ne se démarquait pas par son unicité. Lorsqu’on le comparait aux autres, c’était toujours pour indexer ce qui n’allait pas en lui, ce qu’il devrait changer pour ressembler toujours un peu plus à un tel. Alors il avait été naturel pour lui en grandissant de réprimer ses envies, d'oublier ses idées farfelues de conquête du monde pour faire le bonheur de son entourage.

Pourtant, il eut suffi de l’apparition d'un seul être pour démolir ses bonnes résolutions. En dernière année de collège, alors qu'il désespérait de ne jamais pouvoir se débarrasser de l'empreinte de ses proches sur lui, Takahiro était apparu dans sa vie comme un ange -ou peut-être un démon- qui venait l'arracher à son existence morne.

Je veux t'aimer ♡ KIRIDEKUWhere stories live. Discover now