♡CHAPITRE 65♡

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Takahiro était de ces personnes que l'on remarquait toujours et que l'on n'oubliait jamais. Il était apparu dans la ville morne avec ses cheveux tantôt décolorés dans un blond pur, ses oreilles percées, ainsi que son style assez excentrique pour faire retourner les vieilles dames et grimacer les vieux messieurs. Son allure entière avait donné l'impression à Eijiro qu'une célébrité s'était perdue un peu au milieu de nulle part, parmi les péquenauds dont il faisait partie. Et pourtant, c'était juste le petit-fils, un peu perturbateur, du vieux Itō près de la colline à l'ouest. Ses valises n'avaient pas encore été ouvertes que la ville entière avait su pour ses incartades à la capitale depuis la mort de sa mère, et de la lassitude de son père qui espérait qu'en restant quelques années auprès de personnes "droites" et "modestes", sa "phase d'ado rebelle" passerait. Sans se douter une seule seconde que cette communauté de "personnes droites et modestes" camouflait également son lot de bizarrerie.

À l'instar de tous ceux qui avaient leurs vues au-delà des montagnes verdoyantes, Eijiro n'avait pu décrocher son regard du nouveau, qu'il avait considéré presque comme un messie venu épicer son existence sans saveur. Il l'avait adulé dès sa première apparition, l'observant chaque jour en fin collège les étoiles pleins les yeux et le cœur étouffer d'envie. Il lui avait envié cette langue qu'il n'avait pas dans sa poche, l'audace et la fierté –et peut-être l'effronterie– avec lesquelles il défendait ses choix de vies. Cela paraissait ridicule ou dérisoire pour certains, mais s'afficher fièrement avec un style décalé et "excentrique" était un véritable exploit dans une ville où tout le monde ne jurait que par la conformité, pire dans un établissement où on souhaitait vous l'incruster dans la peau.

Pendant ses instants de nostalgie, de regrets et d'autres émotions ou sentiments tellement complexes qu'il ne s'épuisait même plus à les nommer, Eijiro se remémorait toujours sa première vraie conversation avec son idole d'antan.
En venant chercher, une énième fois, la commande de son grand-père à l'échoppe chargée d'histoire, mais modeste, que la famille d'Eijiro tenait, Takahiro l'avait reconnu. Il lui avait souri, avait blagué sur sa coupe au bol pas très symétrique sûrement réalisée par sa mère, puis lui avait avoué -à demi en rigolant- être à la ramasse avec ses cours. Eijiro n'était pas non plus particulièrement brillant, mais il pouvait se venter d'être un as lorsqu'il s'agissait de partager son savoir avec d'autres. Il retenait particulièrement bien ses leçons et pouvait les expliquer avec facilité, sans que ce talent ne se reflète sur ses moyennes à l'extrême limite du mauvais.
Alors, sans vraiment y réfléchir, il s'était proposé de l'aider dans ses révisions et c'est ainsi que tout avait débuté. De fil en aiguille, ils s'étaient rapprochés, l'amitié avait germé sans efforts, et du côté d'Eijiro l'amour s'était incrusté avec plus de facilité qu'une descente en balançoire –bien qu'à l'époque, il s'était abstenu pendant longtemps de mettre des mots sur ses émotions tumultueuses.

Le point de non-retour avait été franchi peu après leur arrivée au lycée. L'établissement avait changé, de même que les règles qui l'accompagnaient. Takahiro n'était plus le petit nouveau, dont le milieu familial était troublé, à qui on faisait des faveurs. Il se devait de rester dans le rang, comme les autres, pour espérer avoir son diplôme de fin de lycée. Mais au-delà du monde académique, il demeurait le même : excentrique, jamais effrayé par quiconque, mais surtout curieux et joueur. Il ne fallait pas être devin pour comprendre ce qui se cachait derrière le regard plein de dévotion d'Eijiro. Et son nouvel ami n'avait clairement pas besoin de messages subliminaux. Au début, c'était juste des bisous, des câlins et des papouilles ici et là, puis les choses avaient escaladées sans que personne ne tente de mettre un mot sur ce qu'ils faisaient. Cela leur allait bien tous les deux, car aucun ne voulait admettre être attiré par son ami et copain de classe. Ils continuèrent leurs rendez-vous et activités secrètes, tout en menant une vie de lycéens exemplaires aux yeux de tous –du moins pour la première année. Takahiro s'était même une trouvé une petite copine sans qu'Eijiro n'eût rien à y redire puisqu'ils n'étaient que de "simples amis un peu curieux".

La deuxième année de lycée fut l'une des plus chaotiques, car ayant renversé la situation en devenant le petit ami de Takahiro, Eijiro s'était dit que les choses changeraient. Il avait placé ses espoirs hauts juste pour qu'ils soient mieux brisés en touchant le sol.

La nouvelle passion de Takahiro pour "les relations non-conventionnelles", comme il aimait les appelés, frôlait l'obsession et entre les forums soit disant lgbtqia+, les nouveaux amis bien plus vieux qu'il pêchait sur Internet et les soirées où tout le monde pelotait tout le monde, Eijiro ne sût plus où donner de la tête. Lorsqu'il aurait dû être heureux de sortir enfin avec le garçon de ses rêves, fier d'en apprendre un peu plus sur qui il était. Tout cela avait été étouffé par la sensation, encore une fois, que quelque chose n'allait pas. Mais comment mettre le doigt sur cette chose, s'il n'avait jamais appris à donner du crédit à ce qu'il ressentait ?

Alors, sans réfléchir plus d'une fois, il s'enfonça.

Il ferma les yeux sur son malaise et boucha ses oreilles quand son for intérieur lui criait que cela ne devrait pas se passer ainsi. Il ne devrait pas avoir à autant chercher l'approbation d'autrui s'il avait véritablement trouvé son bonheur, sa personne spéciale qui l'acceptait dans son entièreté. Si Takahiro l'aimait véritablement, il l'écouterait, il saurait qu'aller à ces soirées –qui n'étaient clairement pas pour de gens de leurs âges– l'effrayait. Il saurait qu'Eijiro aurait préféré qu'il se batte un peu plus pour lui en n'éclipsant pas chaque rumeur sur eux au lycée par une blague et par une nouvelle conquête. Il était censé être le plus courageux des deux, celui qui défiait les adultes et qui s'enfichait d'être déshérité par son père si cela impliquait qu'il pouvait vivre comme il l'entendait. Alors maintenant qu'Eijiro était prêt à envoyer tout balancer pour lui, pourquoi faisait-il marche arrière ? Assez brave pour l'entraîner dans des escapades foireuses, ou pour jouer les rebelles du dimanche face à chaque personne outragée par sa conduite, mais trop pleutre pour défendre ce qui était censé compter vraiment : son futur.

Le rouge, qui à cette époque était blond, avait rêvé pendant longtemps de la fin du lycée. Il avait rêvé de partir au loin avec sa personne promise juste après l'obtention de leur diplôme. Ils seraient partis recommencer à zéro, sans peur, sans honte et sans secrets, dans une ville où personne ne les reconnaîtrait. Cependant, après deux échecs au diplôme de fin lycée –un premier car entre les soirées arrosées et les querelles d'amoureux, ils n'avaient clairement pas consacré assez de temps à leurs études, et un second car le corps et l'esprit d'Eijiro n'avaient pu supporter une énième déception et s'étaient laissés aller à la dépression–, Eijiro comprit que ses rêves ne se matérialiseraient jamais. Ainsi, traînant son cœur brisé, il supplia une dernière fois ses parents afin qu'ils intercèdent pour lui auprès des responsables de son lycée. Ces derniers, qui avaient clairement baissé les bras face à la vie disgracieuse que leur dernier fils avait décidé de mener, obtempérèrent après maintes tentatives, et non sans quelques avertissements. Son père –après avoir été convaincu par sa femme– lui avait assuré que c'était la dernière faveur qu'il lui faisait, tandis que sa mère lui avait conseillé de ne pas mettre, une fois de trop, sa famille dans l'embarras. Qu'il gagne ce diplôme sans histoire, puisqu'il y tenait tant, et qu'il vienne aider son frère au commerce familial. Sa mère avait été la seule à connaître son histoire avec Takahiro et le véritable but des soirées auxquelles ils se rendaient presque tous les week-ends. Bien qu'elle l'avait fortement désapprouvé au point de pleurer de chagrin et de honte, elle avait gardé le secret, plus pour préserver son époux et sa famille que pour protéger son fils, mais au moins Eijiro pouvait lui donner du crédit pour ça.

L'action ainsi faite, il reprit sa vie de lycéen lambda le temps d'une année. Il déteignit et rasa ses cheveux qu'il avait teints en blond et laissés pousser pour plaire à celui qu'il aimait, puis cumula quelques jobs à mi-temps, en plus de son travail dans l'entreprise familiale. Une fois son diplôme obtenu, il disparut de la ville sans histoire. Laissant juste à sa famille un post-it avec le numéro de la résidence où il logerait pour ses premiers mois à Sapporo. Une période qui s'était avérée très dure entre ses boulots à mi-temps et ses épisodes dépressifs. Parfois il s'était retrouvé essoufflé, le cœur comprimé comme si on l'écrasait à mains nues, mais il n'eut jamais le temps de prendre une pose et de guérir, car il fallait bosser, penser à boucler les fins du mois.

Sans sa rencontre fortuite avec Hanta, il serait toujours en train de cumuler mille et un horaire, en traînant sa souffrance sur son dos comme une tortue et sa carapace.

Je veux t'aimer ♡ KIRIDEKUWhere stories live. Discover now