Chapitre 37

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THAÏS

Il fait presque nuit quand Fern nous annonce qu'il nous reste une petite heure de route avant d'atteindre notre hôtel. J'ai passé la plupart du trajet à écouter Elik se morfondre sur sa relation avec Fern et à soigneusement éviter les regards de Fynn. Je ne peux pas lâcher maintenant, il reste encore deux villes avant la fin de cette tournée. Si je rentre au Kansas sans n'avoir rien fait avec Fynn, je pourrais mourir en paix, sans avoir des larmes sur la conscience. Je me surprends moi-même d'y porter tant d'importance. Dans une autre vie, j'aurais foncé sur l'occasion de le faire souffrir. C'est peut-être toute la différence entre les taquineries et la compassion, qui vient seulement ensuite...

Je sens de nouveau le regard de Fynn sur moi et, cette fois, c'est plus fort que moi : je le regarde à mon tour. Il n'a pas changé depuis nos sept ans. Il est toujours aussi fin, grand et ses yeux... ils sont si bienveillants. Je me souviens comme si c'était hier de notre première rencontre, de comment j'avais fuis... J'avais eu peur de son regard, de toute la gentillesse qui en émanait. Je me sentais si cruelle et coupable à côté de lui. Je voulais simplement le blesser un peu, lui montrer à quel point la vie pouvait être dure avec lui... comme elle l'était avec le monde entier. Mais malgré mes piques incessantes, il n'a jamais cessé de croire en la vie, en ce qu'elle pouvait lui offrir. Aujourd'hui encore, il a cette espérance au fond de lui, cet espoir que j'ai toujours voulu lui dérober. Parce qu'au final, je n'étais qu'une gamine jalouse et égoïste. Et j'ai réussi. Je le sais à présent. Je sais que cet espoir, je le lui ai enfin volé, contre mon gré. Ma mort, en tout cas, lui ôtera cette foi en l'humanité... Et ça me tue. Ça me tue parce que ce n'est plus du tout ce que je veux. Ce que je veux...

-Vous faites de ces têtes, marmonne Elik, appuyé contre le bord du matelas.

Fynn me lance un pauvre sourire, comme pour s'excuser d'être aussi faible, d'avoir autant envie de prendre ma place et mourir à l'infini s'il le faut. Ce que je veux, c'est de la vie. C'est pouvoir embrasser Fynn, dormir à ses côtés et sentir le soleil sur ma peau quand je me réveille dans son lit. Sentir son souffle, entendre sa voix au creux de mon oreille, écouter son cœur battre pour moi. Je veux tant qu'il sache le nombre de battement que son cœur peut lui fournir pour moi. Je veux pouvoir me dire « il y aura un lendemain, c'est sûr » et vouloir passer ce lendemain en question avec lui. Je veux retourner en arrière et me gifler de ne pas avoir profité. Tant qu'il était encore temps... A présent on manque de temps, on ne pourra jamais s'aimer correctement. Il y aura toujours ce sentiment d'inachevé. Il est hors de question que je laisse ce fardeau à Fynn.

Pourtant, il continu de m'observer sous les rayons du soleil couchant. C'en est presque affolant à quel point mon cœur s'emballe pour ce simple regard. Je me sens obligée de faire de l'humour, pour calmer mon souffle de cancéreuse :

-Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai quelque chose sur la joue ?

-Haha non, t'as juste de très jolis yeux.

J'en suis pétrifiée. C'est la première fois depuis des années que je ne porte pas une paire de lentilles. En me disant cela, Fynn me fait comprendre qu'il a remarqué, et qu'il approuve totalement. J'en rougis presque. Bon ok, j'en rougis carrément. Pourtant, j'ai l'habitude des compliments, on m'en faisait à longueur de journée au lycée. Seulement... ils n'étaient pas adressés à la vraie Thaïs. Ils étaient adressés à l'image que je voulais bien donner. C'est une toute autre histoire.

-Profite, poursuit-il, je ne fais jamais de compliments.

Et il baisse les yeux sur son bouquin. Il ne se doute pas une seule seconde d'à quel point ça me chamboule.

-Vous me faites chier, râle Elik.

Il fait un grand geste théâtrale en désignant l'avant du pick-up, là où se trouve Fern :

-Je nage en pleine dépression de friendzone, là. Vous pourriez compatir, plutôt que vous bouffer du regard juste sous mon nez.

Fynn s'esclaffe.

-Elle va revenir en courant, déclare-t-il, je ne vois pas d'autres options. Tu es un chic type.

-Ça ne suffit plus d'être un « chic type » de nos jours, mon ami.

Leur conversation reste douce, malgré le malheur d'Elik. C'est quelque chose que j'apprécie beaucoup en lui : il relativise. Ou alors il cache sa peine pour effrayer personne. Option que j'apprécie tout autant.

-Qu'est-ce qu'il faut faire alors ? s'intéresse Fynn en me jetant un coup d'œil amusé.

-Faut être heureux déjà, c'est un bon début.

Ça n'a pas le mérite de faire rire Fynn.

-Heureux ? demande ce dernier, stupéfait. Tu n'es pas heureux, ici, avec nous ?

-Là n'est pas la question..., tente-t-il de calmer le jeu.

-Si, Elik. Là est totalement la question. Je pensais que tu oubliais peu à peu Sawla, que cette tournée était une opportunité pour détendre l'atmosphère. C'était ton idée et tu n'es quand même pas satisfait du résultat ?

-Ce n'est pas la première, ni la dernière fois, qu'un Homme fait une faute dans le calcul.

Elik se redresse un peu, de façon à s'appuyer contre la cabine de conduite, nous faisant ainsi face :

-Je n'arrive plus à me souvenir comment on fait, lâche-t-il.

-Quoi ? s'interroge Fynn, perdu.

-Comment on peut être heureux, Fynn ? Comment on peut se réveiller avec le sourire, quand on sait que la journée nous réserve un tas de mauvaises surprises ? Comment on peut aimer, quand on sait que ça fait si mal quand tout doit s'arrêter ? Comment ? Dis-moi. Je ne peux plus. Je suis arrivé à mon cotta de malheurs et j'ai sans cesse peur de m'enfoncer un peu plus encore.

Fynn secoue la tête, déterminé. Il serre les poings et se rapproche un peu de son ami pour lui souffler :

-Le bonheur se cache partout. L'important c'est d'arriver à le voir, Elik, et c'est là le plus dur. Parce que très souvent, c'est si futile qu'on l'oublierait presque. C'est seulement quand on perd ces petites habitudes qu'on se rend compte du bonheur que ça nous procurait. Le problème avec la joie, c'est que ça devient une habitude, une simple routine comme une autre.

Elik se contente de lever les yeux au ciel d'un air détaché, l'air de dire « Je ne sais pas trop ce que tu cherches à me dire, mais t'es pas obligé de parler aussi bien avec moi. On n'est pas en cours de français, encore moi de philo, mec ».

-Le bonheur, poursuit Fynn, c'est avoir réussi à sortir de ton lit aujourd'hui, c'est ce cours de maths que tu as compris, c'est ce prof absent, c'est le sourire d'un inconnu dans le métro. C'est manger jusqu'à n'en plus pouvoir, c'est t'endormir avec le bruissement du vent contre les arbres, c'est te réveiller et te rendre compte qu'il te reste encore une heure de sommeil. C'est ce match de football en bonne compagnie, c'est les restes de pizza d'hier soir, c'est le coucher de soleil qui masse ta peau. C'est ce dessin animé que tu décides de revoir, c'est rentrer chez toi après une longue journée de cours et pouvoir dire à ta mère que tu l'aimes. C'est crier les paroles de ta chanson préférée sous la douche, dans ta voiture ou dans une soirée où tu ne connais finalement personne. C'est jouer avec ton chien, c'est relire ce bouquin que tu as déjà lu dix fois. C'est ces longs mois de dure labeur, à ne jamais voir le fond. Pour finalement trouver la paix. C'est se rendre compte que le bonheur c'est ça : des moments si fragiles et éphémères.

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