Chapitre 1 : Thibaut

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( Banlieue sud de Paris)

— Fais chier, grommelé-je. J'arrête pas de me faire descendre à cause de ce fumier !

La raclée que je venais de coller à un tas d'Aliens malintentionnés aurait dû me permettre de passer au niveau supérieur mais cet abruti d'Imperator avait parasité ma tablette. Le Gros Méchant qui s'était alors pointé en douce en avait profité pour m'envoyer une telle décharge dans l'abdomen que mon avatar numérique avait rendu l'âme.

Arrachant mes lunettes 3D, je fixe, furax, la figure flamboyante du Princeps (1) qui s'obstine à squatter mon écran.

La plupart de mes concitoyens l'adorent... Mon père qui travaille à ses côtés est l'un de ses plus grands fans...

Moi, je ne peux pas le saquer.

Je me suis toujours méfié des emballements excessifs ; je refuse d'adopter les opinions dominantes ; je veux être moi-même jusque dans mes pensées...

C'est un peu à part, souvent différent, toujours singulier, que je me promène dans ma vie.

Je darde un regard courroucé à l'image de l'IMP (2) que me renvoient dans un bel ensemble tous les écrans de ma chambre. Sur le point d'entamer un de ses longs discours dont il a le secret, fidèle à ses tics, il se passe une main dans les cheveux, salue l'assistance et fixe, bien au-delà de la caméra, chaque habitant de son Empire, droit dans les yeux.

Je ne l'écoute pas.

Mais contemple, fasciné et horrifié, son allure. Sa chevelure savamment désorganisée affiche une couleur auburn rehaussée d'intenses nuances de roux. Sa veste foncée trop ajustée tombe sur un pantalon qui, s'il arbore aujourd'hui la couleur du deuil, est toujours aussi serré.

Jean Slim, c'est un des nombreux sobriquets dont l'affublent ses détracteurs.

Je regarde ses boucles commencer à se dresser sur sa tête, comme un immense doigt d'honneur levé sur la foule, l'Empire, le Monde.

— BMI est vraiment la reine des emmerdeuses ! grommelé-je. Voilà qu'elle nous diffuse encore un enterrement !

Consterné, je plisse les yeux. Oui, tous les ados de la deuxième décennie du Principat (3) ont su développer des tactiques sommaires mais efficaces pour échapper aux contraintes et à l'emprise du Régime !

Dans notre monde hyper-connecté où une seule entreprise – BMI, pour Bio-Micro-Industries – a quasiment la mainmise sur le Net et le monopole sur tous les plus Grands Marchés, les écrans s'allument automatiquement pour nous informer, même contre notre gré, de tous les événements essentiels de la Firme, de l'Empire et du Monde. Et l'émission se transforme d'elle-même selon l'âge de son destinataire ; impossible d'y échapper !

Alors, je me suis adapté : un long entraînement a formaté mes oreilles qui possèdent désormais comme une fonction on/off commanditée par mon cerveau. Je peux couper le son et m'abstraire du monde extérieur pratiquement à volonté.

Je secoue rageusement mon bracelet connecté qui s'obstine à projeter sur mon poignet une mini-image de notre dirigeant auto-proclamé, puis passe ma main devant mon ordinateur portable pour l'éteindre. Je ne m'attarde pas sur le reflet que me renvoie l'écran ; l'image d'un ado des plus banals : des cheveux châtains tirant sur le blond, raides comme des baguettes, un visage quelconque portant encore les rondeurs de l'enfance, déjà victime d'une attaque d'acné – après tout ma quatorzième année est déjà bien entamée – mais surtout des yeux d'un bleu étonnant, des yeux de chat.

Tueur de MondesWhere stories live. Discover now