Elles étaient quatre. Quatre jeunes femmes armées jusqu'aux dents, arpentant la forêt sauvage d'Amazon Lily avec la plus grande précaution. Dans leurs mains fermes et sûres, qui ne tremblaient pas, elles tenaient toutes un arc reptilien parfaitement apprivoisé qui leur faisait office de partenaire de combat.
- Tu es sûre de ce que tu dis ? demanda la plus grande.
- Certaine ! affirma la plus âgée, dont le visage était traversé d'une cicatrice. Il y a eu du mouvement, par ici. J'ai senti quelque chose frapper la côte.
- Un navire ? Un Roi des mers ?
- Je n'en sais rien... Mieux vaut redoubler de prudence. Tu sens quelque chose, Poppy ?
- Euh... Je crois, oui. Une présence, peut-être deux.
- Des présences ?! Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Alors : une, ou deux ?
- Euh... Deux. Mais j'ai une sensation étrange.
- Moi aussi, murmura une très jeune fille. Il émane de ces auras quelque chose de... bizarre. L'une d'entre elle me parait presque familière, tandis que l'autre est... totalement inconnue.
- Bizarre... souffla la balafrée. L'une d'entre nous a peut-être été attaquée par un animal. Soyons prudentes !
- Oui, cheffe !
Dans les fourrés, Haru gardait sa main plaquée sur la bouche de Zell. Elle reconnaissait ces quatre femmes, non sans émotion : la balafrée était Zinnia, une redoutable guerrière et âme damnée de la nouvelle impératrice, Mamba Iris. La plus grande, Dahlia, la suivait partout et lui faisait office de seconde. Enfin, les deux plus jeunes qui les accompagnaient, plus hésitantes et moins habiles, étaient encore en formation. Pourtant, Haru les reconnaissait, car elle s'était longtemps amusée avec elles, enfant : Lily et Gloriosa, que tous appelaient Gloria. En les voyant ainsi soumises à Zinnia et Dahlia, aussi hésitantes et fébriles, Haru eut de la peine et fut prise d'un élan de rage qui lui donna envie de les délivrer. Mais il fallait rester cachés. Elle ne pouvait être vue, pas même de ses anciennes amies, et Zell encore moins : l'île était interdite aux hommes, dont la plupart des amazones ignoraient même l'existence.
- Ne bouge surtout pas, souffla Haru à son compagnon, ou nous serons remarqués.
- Haru ? murmura-t-il. S'il n'y a pas de mecs, ici, comment vous faites pour vous reproduire ?
Elle leva les yeux au ciel.
- Ne pose pas de questions.
- Mais... D'où sortent les bébés que vous élevez et qui...
- Ne pose pas de questions, je te dis ! Arrête plutôt de bouger !
Il comprit qu'il n'en apprendrait pas d'avantage et se plongea dans le silence. Cherchant les intrus, les quatre sentinelles fouillaient la jungle et manquèrent d'inspecter leur buisson, mais une lourde cloche sonna au loin, dans la cité.
- Mince, souffla Zinnia, c'est déjà l'heure de la procession. Rentrons.
- Euh... balbutia Lily de son habituel air hésitant. Ne ferions-nous pas mieux de débusquer les intrus, cheffe ?
- Es-tu folle ? Tu connais le châtiment pour ceux qui ignorent la procession, enfin !
- Euh... Oui, mais...
- Pas de « mais », Lily. On rentre.
Timidement, Gloria s'approcha de sa supérieure.
- Zinnia, je pense que Lily a raison. Il y a quelque chose de très bizarre avec ces présences que l'on ressent. Elles sont... Aïe !
Avant qu'elle puisse achever sa phrase, Dahlia lui balança une gifle terrible qui la fit s'écrouler.
- Dépêche-toi de te relever, grogna la grande guerrière. Si on arrive en retard à cause de vous deux, vous verrez de quel bois je me chauffe.
Cette fois, Gloria sembla frappée d'une colère noire et, faisant fi du rapport hiérarchique qui la soumettait aux deux vétéranes, elle se releva pour leur faire face.
- Êtes-vous aussi idiotes que celle que vous servez ? La sécurité de notre royaume n'est-elle pas plus essentielle que les stupides rituels de cette impératrice de pacotille ?
Zinnia et Dahlia parurent frappées par la foudre.
- Comment oses-tu, petite ingrate ?!
- Ce sont vous, les ingrates ! Honte à Iris l'usurpatrice, gloire au clan Boa !
- Comment oses-tu ?! s'écria Zinnia en se jetant sur la jeune femme pour la châtier.
Mais alors que sa main crispée s'apprêtait à s'abattre sur la frêle Gloriosa, une flèche transperça l'air à la vitesse de l'éclair et vint lui perforer la paume d'un trou sanglant. Et tandis qu'elle s'effondrait en hurlant de douleur, que Dahlia se tenait prête à faire face à un agresseur, les jeunes Lily et Gloriosa cherchèrent des yeux l'invisible assaillant.
- Maudite sois-tu, femme de l'ombre ! s'écria Dahlia. Sors de ta cachette et affronte-moi, si tu as de l'honneur, ou il te faudra subir le courroux de l'impératrice Mamba Iris !
En l'absence de réponse, Dahlia arma une flèche à son arc et commença à sonder les environs à la recherche de leur étrange adversaire. Qui que soit cette personne, elle était suffisamment précise et furtive pour parvenir à toucher une guerrière surentrainée comme Zinnia sans se faire repérer. Seule une Kuja pouvait faire preuve de telles compétences. Lui vint alors une idée, si perfide qu'elle la fit jubiler : elle attrapa Gloriosa par les cheveux et, comme une proie de chasse, la leva à la vue de tous.
- Un tir aussi précis ne peut être que celui d'une Kuja, femme de l'ombre ! s'écria-t-elle pour être entendue de son assaillante. Tu as trahi ta nature, imbécile. As-tu tiré pour protéger cette gamine de son châtiment ? Dans ce cas, montre-toi ou je la tuerai !
Le fluide de Dahlia s'affola et, à la dernière seconde, elle esquiva le projectile qui manqua de peu de la toucher.
- Pour qui m'as-tu prise ? Je suis une guerrière Kuja, moi aussi ! L'impératrice elle-même m'a faite membre de sa garde.
Sa poigne se renforça sur la chevelure de Gloriosa. Lily, impuissante, se mit à pleurer à chaudes larmes.
- Très bien ! s'écria Dahlia. Puisque tu refuses de te montrer...
Et alors qu'elle s'apprêtait à frapper, un cri résonna dans la jungle.
- Non !
Aussitôt, Haru sortit des fourrées pour faire face à Dahlia. Celle-ci ne la reconnut pas, mais en voyant le serpent Kuja enroulé à son poignet, elle sut qu'elle avait vu juste.
- J'avais donc raison, tu es bien une Kuja !
Elle la mit en joue, prête à décocher.
- Qui es-tu ? Pourquoi ne t'ai-je jamais vue ? Comment es-tu arrivée ici ?
Les yeux de Haru se posèrent sur les jeunes Gloriosa et Lily, qui tremblaient maintenant comme des feuilles derrière la grande Dahlia. Zinnia, dont la main était toujours en sang, semblait complètement groggy. Les plus âgées ne l'avait pas reconnue, mais Haru voyait dans les yeux des deux jeunes filles qu'elles se souvenaient très bien des moments passés ensemble.
- Répond, ou je tire ! s'impatienta Dahlia.
Mais avant même qu'elle ait pu relâcher la corde de son arc, un éclair sortit des fourrés et hurla :
- Corda : pendurado !
L'épaisse corde de Zell s'enroula autour de la Kuja et, alors que le lasso l'enserrait comme un serpent meurtrier, il la neutralisa d'un coup de pied en pleine tête. Le fluide des Kujas avait beau être puissant, celui de Dahlia avait été si focalisé sur Haru qu'il en avait perdu de vue la seconde présence. Et tandis que la grande guerrière s'effondrait, sa camarade se mit à pester.
- Vous... grogna-t-elle. Qui... Qui êtes-vous ?
Sa main blessée était nichée contre sa poitrine, mais son autre main demeurait libre. Et alors qu'elle s'apprêtait à saisir sa corne de brume pour alerter les autres amazones, elle s'écroula, elle aussi inerte. Gloriosa se tenait derrière elle, son poing recouvert du plus noir des fluides. Alors, les yeux des deux jeunes filles prirent Haru pour cible, et elle comprit qu'elles l'analysaient.
- Gloriosa, Lily. Vous m'avez tant manqué, souffla-t-elle en cachant tant bien que mal son émotion. Me reconnaissez-vous ?
Elles demeurèrent silencieuses quelques secondes. Leur visage était tendu.
- Comment vous oublier, princesse ?
Et d'un mouvement commun, elles se jetèrent comme deux petites filles dans les bras de leur amie perdue.
- Vous nous avez tant manqué, vous aussi ! sanglotèrent-elles en la serrant de toutes leurs forces. Nous avions si peur qu'Iris vous ai tuée !
- Mes sœurs se sont sacrifiées pour me permettre de m'enfuir, souffla-t-elle en leur caressant la tête avec affection. Je m'étais juré de revenir dès que possible.
Elles essuyèrent la morve à leur nez d'un revers de la manche et se tournèrent vers Zell avec curiosité.
- Votre copine est bizarre, princesse. Elle n'a pas de seins et elle a des poils au menton.
- Des seins ? pouffa Zell. C'est normal, je...
- Elle est née comme ça, s'empressa de l'interrompre Haru pour éviter des quiproquos inutiles. C'est à cela que ressemble... euh... les femmes des autres îles.
Les deux jeunes filles acquiescèrent avec curiosité, tandis qu'au loin, la cloche résonnait à nouveau.
- Oh non ! s'écria Gloriosa en regardant la position du soleil dans le ciel. C'est déjà le deuxième appel. Si le troisième retenti et que nous ne sommes pas là, nous serons exécutées par Iris !
Le nom de sa cousine fit frémir Haru. Alors que sa dynastie, le clan Boa, était restée au pouvoir pendant plusieurs siècles, Iris avait réussi à monter un putsch à la mort de leur mère pour subtiliser le trône à l'héritière. Haru était fébrile en pensant à ses sœurs aînées, Amaryllis et Anémone, qui s'étaient sacrifiées pour lui permettre de fuir. Elle espérait qu'elles étaient sauves. Mais en regardant les corps inertes de Zinnia et Dahlia, un air de mépris traversa son visage : même si de nombreuses guerrières s'étaient battues pour restaurer la dynastie Boa, d'autres avaient pris le parti de l'usurpatrice. Et tandis que le son de cloche résonnait dans ses tympans, elle interrogea les deux jeunes filles du regard.
- Chaque jour, expliqua Gloriosa, une procession a lieu. Il est obligatoire pour chaque Kuja d'y assister, sous peine d'exécution.
- Une procession ?
- Oui ! Il nous faut y aller au plus vite, sans quoi nous...
- Je viens avec vous, dans ce cas ! s'écria Haru. Je me mêlerai à la foule.
Gloriosa et Lily échangèrent un regard triste.
- Euh... balbutia Lily comme à son habitude. Je ne sais pas si c'est une bonne chose que tu vois ça.
- J'ai trop longtemps ignoré les souffrances de mon peuple. Je viens avec vous !
...
Les hommes de main de Krokk Mash jetèrent Jorge à terre comme un lourd sac de pommes de terre et les fibres de granit marin craquèrent sous son poids. Il se serait débattu s'il en avait eu la force, mais le minerai drainait toute son énergie comme l'aurait fait l'eau marine. Il haletait maintenant comme une bête, le souffle court et la vue troublée.
Jun, à ses côtés, se démenait pour se libérer. Mais la poigne de Hiro, le gigantesque homme-requin marteau, était si forte qu'elle ne parvenait à s'en dégager. Le colosse lui avait soustrait sa ceinture de couteaux et n'osait la regarder dans les yeux, pas plus que son jeune frère qui semblait désormais contrarié par la situation.
- Cesse de te débattre, souffla Hiro à l'oreille de sa captive, ou Mash va s'agacer.
Mais il n'y avait rien à faire. La simple vision de Jorge, haletant sur le sol comme une bête agonisante, rendait Jun furieuse. Devant eux, face au ponton de bois sur lequel ils se trouvaient tous, se dressait une étendue d'eau salée aux reflets bleutés. Mais en son centre, comme un puit sans fond, un gouffre noir et mystérieux était creusé dans le sable. En le regardant, Jun eut l'impression d'y être aspirée et détourna les yeux. Ils se portèrent sur la carcasse de leur embarcation, détruite par leurs assaillants et qui ne pourrait désormais plus les mener nulle part. Ils étaient complètement pris au piège et n'avaient aucun moyen de se délivrer.
Plusieurs hommes-poissons tentèrent de saisir Jorge pour le redresser, mais il grogna comme une bête enragée. Aussitôt, Mash le bourra de coups de pied et il hurla de douleur.
- Arrête, pauvre malade ! lui hurla Jun avec un regard furieux. Si tu le touches encore une fois, je te jure que...
Avant qu'elle puisse achever sa phrase, Mash lui balança une gifle si forte qu'elle s'effondra sur le sol et que Hiro dut la relever. De son nez coulait maintenant un épais filet de sang.
- Regardez-moi ça ! gloussa-t-il. La petite garce est amoureuse du gros ours. Voyons voir comment elle réagit à ça !
D'un coup de pied, il balança Jorge à l'eau. Incapable de nager, il se débattit faiblement, alors que son corps semblait aspiré par les profondeurs de la fosse marine. Aussitôt, Hiro se tourna vers son patron.
- Etait-ce bien nécessaire ? Ne vouliez-vous pas les livrer à...
- Tartaros n'a pas besoin de deux d'entre eux. Ce qu'ils veulent, c'est un appât. Et crois-moi, cette petite garce est bien suffisante.
Jun, furieuse, planta ses crocs de requin dans le bras de Hiro pour se délivrer. Ils y laissèrent des marques profondes et sanglantes, mais il demeura stoïque. Pourtant, elle sentait à la tension dans ses muscles qu'il n'approuvait pas la situation. Shako, lui aussi, observait l'eau d'un air contrarié. Il se tourna lentement, jeta un regard à sa sœur puis, d'un air résolu, s'approcha de son patron.
- Sortez-le de là, Mash.
- Hein ?! grogna l'autre d'un air vexé. Et pourquoi je ferai ça ?
- Parce que je vous le demande, gros abruti ! s'écria Shako en attrapant Mash par le col. Dépêchez-vous !
- Pauvre idiot ! ricana l'autre. Il suffit que ton égoïste de grande sœur débarque et te voilà qui veux refaire ta vie ? Tu as oublié la manière dont elle t'a abandonné, lâchement ? La manière dont je me suis occupé de toi ?
- Mêlez-vous de vos affaires ! cria Shako en l'attrapant par la peau du cou. Faites ce que je dis et arrêtez de discuter !
- Très bien, gloussa Mash en attrapant le jeune homme par les poignets. Dans ce cas, tu n'as qu'à aller le délivrer toi-même !
Avec une vivacité insoupçonnée, il balança à Shako un coup de tête si violent qu'il lui fit lâcher prise puis, d'un uppercut surpuissant, le projeta dans l'eau sombre. Et alors que tous les hommes-poissons éclataient de rire, Mash massa son cou endolori en regardant son traître d'apprenti couler.
- Quelle mauviette, gloussa-t-il. Cet incapable a du sang d'homme-poisson, il ne se noiera pas. Mais il n'est qu'un sale hybride, un possesseur de pouvoirs, qui plus est : il va se contenter de couler sans pouvoir rien faire ! Ah !
Le jeune homme était comme paralysé et ne pouvait que voir, impuissant, le regard paniqué de sa sœur. Il lui était impossible de se noyer, car les branchies à son cou lui permettaient de survivre sous l'eau comme un poisson. Mais son fruit du démon l'empêchait de nager, de se débattre, de remonter, si bien qu'il semblait aussi inapte que Jorge en milieu marin. Et tandis que celui-ci commençait à s'étouffer, quelques mètres plus bas, Shako sentit à la vive douleur de son nez que Mash lui avait brisé. Il en perla quelques gouttes de sang noir et, lorsqu'elles se dispersèrent dans l'eau sombre, celle-ci se mit à vibrer furieusement. Quelque chose, dans les ténèbres abyssales de la fosse, s'apprêtait à les dévorer.