Kaju Da était loin d'être une petite nature : née sur Grand Line, elle avait été élevée à la dure, dans la nature. Elle était habituée au froid, à la faim, à la mort. Car dès son plus jeune âge, elle l'avait vue de ses yeux. Sa mère était tombée la première, vaincue par une maladie tropicale. Son père lui avait aussi été pris, tué par une bande de pirates sanguinaires et avares de richesses qu'il n'avait pas. Chaque jour, elle devait chasser pour survivre. Pourtant, elle n'avait jamais rien vu d'aussi ignoble qu'aujourd'hui. Le charnier qui lui faisait face n'était pas l'œuvre d'un homme, n'avait rien de naturel. Alors, comme prise aux tripes par une force invisible, elle s'effondra.
Alors qu'elle retenait le vomis qui remontait le long de sa gorge, Charlie se jeta à ses côtés pour lui tenir les épaules. Ses mains, malgré le froid polaire, étaient chaudes et réconfortantes. Elle aurait aimé qu'il la serre tout contre lui, plus près encore.
- Nous n'avons pas de temps à perdre, siffla la vice-amirale May Slain de sa voix tranchante comme du verre brisé. Il faut prévenir l'amiral Kikkaku.
Mais voyant que Kaju Da ne se relevait pas, continuait de trembler sur le sol comme un animal apeuré par la foudre, elle l'attrapa par la cape et la tira en arrière. Dans les yeux du Dragon de Verre, une lueur folle semblait briller. Mais alors qu'elle s'apprêtait à châtier la jeune femme, une main ferme lui agrippa le poignet. Hector lui jetait un regard brûlant, qui aurait pu faire fondre la glace autour d'eux.
- Lâche-moi, grinça May Slain. Ecarte-toi.
- Lâchez-la d'abord, vice-amirale. Laissez-lui une seconde de répit.
Ils restèrent ainsi, la main serrée sur leur proie dans un silence total, quelques secondes. Charlie pouvait entendre ses veines se gonfler dans son crâne au rythme de ses battements de cœur. Quand la bouche de Slain s'ouvrit, Hector fut plus rapide.
- Pensez-vous vraiment que l'amiral approuverait vos mauvais traitements sur l'une de ses élèves ?
Elle demeura muette.
- Tentez donc de le contacter, si vous le souhaitez. Nous resterons ici pour enquêter.
Ils restèrent tendus quelques secondes puis, agacée, elle relâcha son emprise sur la jeune apothicaire et Hector la laissa partir. Elle s'avança dans l'obscurité de la grotte en ruminant, cherchant son escargophone dans sa poche. Après tout, si celui de Midorizo avait émis d'ici pour la dernière fois, le réseau devait bien s'y frayer un chemin. Lorsqu'elle fut suffisamment éloignée des trois jeunes soldats, seulement éclairée par la lumière de son flambeau qui faisait danser les ombres des stalactites sur les parois de pierre gelées, elle fit sonner son escargophone et attendit que son interlocuteur décroche. Après quelques secondes, il y eut un cliquetis sonore. Elle fit bien attention à ce que les trois élèves de l'amiral Kikkaku soient assez loin pour ne pas l'entendre et souffla :
- Votre majesté ? C'est moi. Nous avons retrouvé le corps de Midorizo.
Puis, la voix de son héros résonna depuis l'escargophone. Elle entendait qu'il était pressé et contrarié. Elle savait la mâchoire du Dragon Noir crispée. Mais la priorité était de prévenir son maître de sa découverte, avant même de prévenir l'amiral qu'elle accompagnait en mission.
- Dis-moi tout, May.
...
Tandis que Hector s'aventurait dans les profondeurs de la grotte, à l'opposé de la voie empruntée par la vice-amirale pour s'isoler, Charlie garda la main posée sur l'épaule tremblante de sa camarade. Leur relation n'était pas toujours apaisée, elle l'agaçait parfois. Souvent, même. Cette jeune fille sauvage, habituée à vivre à la dure, était loin de ses nobles habitudes de vie. Lui qui était né avec une cuillère dorée dans la bouche, dans l'une des plus nobles familles de North Blue, ne savait presque rien de la mort. Il avait été entraîné à se battre par le maître d'armes de son père, non pour survivre. Pourtant, c'était le même élan de Justice et de passion qui les avait menés vers la Marine. Pour cela, mais aussi pour les connaissances qu'elle avait et pour ses talents l'arme à la main, il avait pour elle le plus grand des respects, et ce malgré son mauvais caractère. A vrai dire, il était même troublé par cette jeune femme, dont la beauté sauvage était toujours dissimulée derrière une épaisse couche de capes et de vêtements traditionnels, mais aussi sous son large chapeau en forme de champignon. A la sentir tremblante sous sa paume, il était fébrile, presque assez pour ne pas entendre les appels de Hector. Ceux-ci lui semblèrent d'abord lointain, comme des échos, mais en comprenant que la voix de son camarade était troublée par une peur chez lui inhabituelle, il releva les yeux et le chercha du regard dans l'obscurité. Il était là, haletant, sa torche à la main. Devant l'immensité d'une nouvelle cave obscure, il semblait sur le point d'être aspiré par les ténèbres, d'être dévoré par celles-ci.
- Hector ? souffla Charlie en aidant Kaju Da à se relever. Que se passe-t-il ?
Le visage de leur ami était grave.
- J'ai trouvé autre chose.
Il les mena tous les deux au fond d'une gigantesque caverne, bien plus grande que celle où ils avaient trouvé le charnier. L'obscurité y était totale, mais la lueur du flambeau faisait scintiller quelque chose dans le noir. « De l'acier ? » pensa Charlie Blue. Au centre de la caverne, une gigantesque masse semblait sortir du sol comme un geyser brillant et figé. Le jeune soldat se vit dans son reflet, éclairé par la torche de Hector, et abandonna Kaju Da pour en approcher la main. La surface scintillante était aussi froide que de la neige durcit par le blizzard de l'hiver.
- De la glace... souffla-t-il. Quelque chose a gelé, ici.
Et tandis qu'il essayait d'en voir le sommet dans les ténèbres, il sentit Hector se tendre à ses côtés.
- Idiot. Tu ne vois donc pas ce qui en est prisonnier ?
Charlie se recula un peu. La distance lui offrit une vue plus large et, lorsqu'il reconnut la chose à l'intérieur de la glace, il chancela. Il leva les yeux, cherchant le sommet de cette chose dans le noir, mais elle était bien trop grande.
- Comment est-ce possible ? balbutia-t-il alors que son corps se mettait à trembler. Qu'est-ce que ça peut être ?
- Il y a bien des légendes, mais... Je n'en ai jamais vu d'aussi grand.
La glace, dure et froide comme du cristal, laissait apparaître un amas d'os en son sein. Se dressant de toute sa hauteur dans l'obscurité de la caverne, un gigantesque squelette en était prisonnier. Sa simple taille aurait fait pâlir le plus colossal des géants, mais il demeurait là, inerte, immobile.
La découverte du charnier, du cadavre du légendaire amiral Midorizo, semblait presque dérisoire comparée à cette nouvelle vision d'horreur, à la fois terrible et mystérieuse. Mais l'échine des trois jeunes soldats fut de nouveau parcourut de sueurs froides lorsqu'ils entendirent un souffle dans l'obscurité. Quelqu'un était là, avec eux, dans la grotte. Un mouvement, sur leur gauche, les fit dégainer.
- Charlie ! s'écria Hector en se tenant prêt. Va chercher May, vite !
Et tandis que son camarade acquiesçait en dégainant sa lame, qu'il s'apprêtait à courir de toutes ses forces pour chercher ce nécessaire renfort, une autre silhouette se dessina dans la lumière du flambeau. Derrière eux, quelqu'un leur barrait la route. Ils étaient cernés.
...
Tandis que les domestiques du vieux baron étaient occupés à mettre la table avec son valet, et qu'il se contentait d'observer le feu dans son âtre d'un œil vide, l'escargophone de Leroy se mit à sonner.
- La vice-amirale, souffla-t-il en jetant un regard inquiet à ses élèves. J'espère qu'il n'ait rien arrivé à son groupe.
- Vous devriez décrocher, chef ! l'encouragea Omar en voyant son mentor blêmir.
- Ne vous inquiétez pas, le rassura Jody avec un clin d'œil. Il ne se passera rien d'urgent ici. Je viendrai vous chercher quand le déjeuner commencera.
Il acquiesça lentement et sortit du grand salon en s'excusant. Il gagna le long couloir qui le précédait en vitesse et décrocha.
- Vice-amirale ? Vous m'entendez ?
Le réseau, très mauvais, rendait les mots de la jeune femme presque inaudibles. Quand il sembla enfin se stabiliser, il la laissa parler pour ne pas perdre de temps.
- Amiral ? ... Trouvé... Grotte... Midorizo... Mort... Amiral en chef... Prévenu... Danger... Revenons... Attention...
La surprise agrippa le cœur du vieux Leroy avec tant de vivacité qu'il manqua de s'effondrer et dut se rattraper à une vieille commode d'ébène poussiéreuse. Ces quelques mots confirmaient les pires craintes de la Marine : l'amiral Midorizo, l'un de ses plus puissants soldats, était mort. Comment était-ce possible ? Même du temps des anciens, quand Seikou était encore amiral en chef et que Leroy lui-même n'était que vice-amiral, Midorizo était considéré comme le plus brutal des soldats de la Marine. Il n'était franchement pas sympathique, ses idées parfois barbares déplaisaient à la plupart des Cinq Grands, mais il était terriblement puissant. Sur ce fait, tous seraient tombés d'accord. Les responsables de sa mort devaient être terriblement puissants. Et cette mort confirmait deux choses. D'abord, ce meurtre n'était pas commandité par Edouard et son clan : il était peut-être fou et avide de pouvoir, mais pas au point de sacrifier ses pièces maîtresses en pleine partie contre les Empereurs du Nouveau Monde. Et s'il en était responsable, pourquoi les aurait-il envoyer avec May Slain à la recherche de Midorizo ? Cela n'avait pas de sens. Leroy écarta immédiatement cette pensée de son esprit troublé. Mais la mort de son collègue signifiait autre chose : le baron et son valet lui avaient menti. Midorizo était bien venu sur cette île, et ils n'avaient pu le manquer. Sans perdre un instant, il donna ses instructions à la vice-amirale, en espérant que le faible réseau lui permettrait de les recevoir :
- Dépêchez-vous de revenir avec mes élèves, May ! Rendez-vous aussi vite que possible au navire, et si vous avez suffisamment de temps, préparez-le au départ. Nous devons agir au plus vite, avant que nos ennemis nous trouvent.
Puis, il rangea son escargophone et se précipita vers le salon où il avait laissé ses élèves seuls. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine.