Arthur aimait regarder le ciel. Ses yeux aimaient se perdre dans les nuages, chercher ce qui pouvait exister au-delà.
La Notte projetait sur le ciel pourtant bleu son spectre obscur. Au-dessus de Festiland ne demeurait que noirceur et ténèbres, tel un linceul sombre, présage de mort. Au signal de leur père, les monstres qui peuplaient l'île avaient révélé leur terrible nature. Partout, des cris raisonnaient. C'était le chaos. Pourtant, alors qu'Arthur avait le regard rivé vers le ciel, il pouvait voir la silhouette fumeuse des nuages par-delà la noirceur. Il pensait à Myr, à Lola. Peut-être étaient-ils quelque part, là-bas. Il pensait à leur sourire, à leur force, à leur courage. Eux aussi savaient espérer le soleil après la nuit. Alors, Arthur ne put s'empêcher de sourire.
- Je n'ai pas peur de toi.
Le silence s'installa entre le chevalier d'or et le monstre qui lui faisait face.
- Ah oui ? siffla l'horreur entre ses crocs. Si tu es insensible à mon aspect, ma puissance te fera flancher. Et si ce n'est pas cela, ce sera le chaos qui naît tout autour de moi. Car j'en suis le père, la mère, la matrice originelle.
Un rire perça l'air saturé de tension.
- Non. Tu n'es qu'un clown.
Les yeux d'aigle du chevalier d'or se plantèrent dans les pupilles noires et aigües de son adversaire.
- Quoi que tu me fasses, quelle que soit l'issue de notre affrontement, je sais que tu seras défait et que le chaos sera dissipé. Ceux qui m'accompagnent ont ma vertu, ma valeur, ma force. Car tous ensemble, nous marchons dans les pas du plus grand homme qui ait jamais existé. Et qu'est un pauvre clown, aussi laid soit-il, face au Tigre Blanc ?
Contre toute attente, Arlequin demeura silencieux. Tous ses yeux étaient fixés sur le néant, immobiles. Sa bouche peinte de rouge était de travers, comme tordue de douleur. Il semblait perdu.
- Non.
Il avait soufflé cela d'une toute petite voix, comme un enfant apeuré.
- Non. Non. Non.
Il ne cessait de le répéter, sans bouger.
- Non. Non. Non. NOn. nON. NON. Non. Non. Non ! Non. NON. NOn. NoN. Non ? NON ? Non. Non ? NON ? Non. NON... Nooon ! Non ? nON. NON !!! Noooooon ? Non.
Non.
Non.
NONONONONONON.
NON
L'esprit d'Arlequin, comme un ballon tiraillé par des vents contraires, finit par éclater. Sa fascination pour le chaos était si grande que, ironiquement, celui-ci finit par infiltrer sa propre tête. Rien ne se passait comme prévu. La clef qu'il avait mit tant de temps à attirer dans son antre, cet être étrange et inspirant qu'il suivait avec attention depuis son apparition, était bien aussi imprévisible qu'il le pensait : mais Arthur l'était tellement qu'il avait même renversé le plan de celui qui croyait le manipuler. Il n'avait pas peur, il ne cédait pas. Le clown, ridiculisé, était victime de son propre jeu. Il était victime du chaos dont il se croyait le père, mais auquel il n'était que soumis. Alors, comme un miroir ancien cherchant le reflet de quelque lumière perdue, son esprit se brisa en mille morceau. D'un coup net, sec, qui se traduisit par un bruit.
Un cri.
Le hurlement de la bête fit trembler l'île et les mers alentour, repoussant les nuages et frappant les cœurs comme une oraison funeste. A l'appel de leur père, la transformation des monstres se fit plus terrible encore : ils grandirent, devinrent plus forts et plus hideux, à tel point que leur simple vue pouvait anéantir les âmes les plus fragiles. Face à ce mur infranchissable, cet être qu'il ne pouvait convertir au chaos, Arlequin avait libéré ses pouvoirs les plus obscurs. Son seul but était maintenant de pousser son chaos à l'étape la plus absolue : la destruction totale.
Alors, son corps déjà gigantesque enfla, ses muscles et ses os se gonflant sous sa chair jusqu'à ce qu'il surpasse les géants des légendes anciennes. Ses ongles devinrent des lames aussi acérées que les plus terribles sabres et sur sa peau blanche comme de la craie, des gueules damnées s'ouvrir pour laisser échapper des cris stridents. Ses dents se déchaussèrent et tombèrent, leur émail se fracassant sur le sol. A leur place poussèrent des crocs jaunes et cariés, mais pointus comme des couteaux aiguisés. De ses milliers d'yeux noirs coulèrent des larmes rouges et acides qui firent fondre le sol comme l'aurait fait le plus visqueux et brulant des magmas. Sous le rideau noir de La Notte, le père des monstres avait éveillé sa forme la plus terrible. Le Roi des monstres n'avait plus la moindre raison, son esprit était brisé, mais son corps demeurait une arme de destruction mortelle.
Arthur se redressa d'un bond et attrapa Excalibur. Lui qui ne dépassait plus l'orteil de son ennemi se retrouvait bien démuni : il frappa une fois, puis deux, le pied du colosse de toutes ses forces. Mais alors que sa lame vibrait furieusement, la peau pâle demeurait intacte, aussi solide que le plus dur des aciers. Et malgré sa taille, l'attention du monstre demeurait fixée sur son minuscule adversaire, lui qui animait sa passion autant que sa fureur. Il poussa un cri strident et, à son signal, les poils de sa jambes se changèrent en épines pointues pour perforer le chevalier d'or. Celui-ci les repoussa de sa lame, mais elles étaient trop nombreuses : elles prirent bien vite le dessus et l'enserrèrent comme autant de liens contraignants. Hérissées de pics, elle déchiquetèrent son habit et sa peau, et la lame d'or qu'il avait placée devant lui pour se protéger, pressée contre son corps, l'entailla profondément. Tandis qu'il gémissait de douleur, le sang coulant à ses pieds, une ombre s'étendit sur la place : le monstre avait levé sa grande main au-dessus de sa tête, prêt à écraser sa proie de toutes ses forces.
- Phoenix wings ! cria Arthur en faisant tournoyer sa lame autour de lui.
Comme un fouet de feu, Excalibur déchira les ronces noires et libéra son maître de leur douloureuse emprise. Mais alors que les liens déchiquetés tombaient sur le sol, ils se changèrent en serpents noirs, qui fusèrent sur leur proie.
- C'est pas vrai ! grogna le chevalier d'or en se tenant prêt. Les pouvoirs de ce monstre n'ont donc de limite que son imagination...
Et tandis qu'il s'apprêtait à affronter la horde de reptiles noirs, que la main du géant allait s'abattre sur lui, une ombre se projeta dans le ciel et l'attrapa au vol. Arthur reconnut aussitôt l'odeur douce et salée qui accompagnait son sauveur.
- Zell ?! Que fais-tu ici ? Je te croyais occupé à...
- T'inquiète ! répondit l'autre en se balançant à sa corde. J'en ai fini avec le clown. T'as besoin d'aide, on dirait. Je me trompe ?
Alors qu'ils se balançaient sous le ciel noir de La Notte, Arthur prit un instant pour réfléchir à leur stratégie. Mais alors qu'il s'apprêtait à répondre à son camarade, un craquement terrible se fit entendre et l'île fut prise de secousses.
- Que... ?! s'étouffa Zell. Ce type est malade !
De ses deux mains de géant, le monstrueux clown avait brisé la base solide de sa Tour Penchée. Mais alors qu'elle menaçait de s'effondrer, il l'avait attrapée, soulevée, et la brandissait maintenant comme la plus terrible des armes. Tandis qu'il levait le vestige de son fief au-dessus de sa tête, prêt à en broyer sa cible volante, le capitaine prit sa décision.
- Laisse-moi gérer la situation ici, Zell !
Et alors que l'autre allait lui répondre, Arthur balaya du regard l'île dévorée par le chaos.
- Tu entends ces cris, ces secousses ? Il ne restera bientôt plus rien de Festiland si les monstres d'Arlequin ne sont pas arrêtés. Regarde ! cria-t-il en pointant du doigt le halo de La Notte. Ce dôme semble être à l'origine de leur éveil, de leur transformation. En parvenant à le détruire, nos chances d'arrêter le chaos seront plus grandes.
Le charpentier regardait son capitaine d'un air effaré.
- Mais... Et toi ? Que vas-tu faire ?
D'un air renfrogné, Arthur leva sa lame et la pointa vers le nez rouge et brillant du monstrueux clown qui lui faisait face.
- La bête en a après moi. Je vais la retenir, ça vous fera gagner du temps. Retrouve les autres et occupez-vous de protéger les visiteurs autant que vous le pouvez !
Zell s'inquiétait pour son capitaine, pour son ami. Il voyait ce monstre haut de plusieurs dizaines de mètres, prêt à les ensevelir sous les vestiges de sa propre tour. Il voyait son corps de titan, ses yeux de fou, ses griffes et crocs de bête furieuse. Lui qui n'avait jamais peur, qui était toujours prêt à affronter le moindre danger, était terrifié. Mais il avait aussi confiance en Arthur, ce chevalier d'or qui jamais n'avait cessé de l'impressionner. Alors, sans discuter son ordre, il acquiesça.
- Tu peux me lancer sur lui ? lui cria-t-il alors que le vent frappait furieusement leurs oreilles au rythme du balancement.
Alors, Zell prit son élan, sa corde fermement tenue par sa main serrée, et jeta de toutes ses forces son jeune ami vers l'ennemi.
- Bonne chance, capitaine ! Je sais que tu triompheras ! lui hurla-t-il alors qu'Arthur fonçait vers le monstre avec son Pas de lune.
Le chevalier d'or n'eut pas le temps de lui répondre car, déjà, il fonçait vers le gigantesque ennemi qui projetait son ombre sur lui. Mais, même dans l'ombre, l'or de sa lame brillait, autant que son sourire déterminé.
...
Zell avait beau s'époumonner dans son escargophone portable, il ne parvenait pas à obtenir de réponse de Haru. Déjà, il commençait à craindre le pire : avait-elle été attaquée, capturée, ou pire ? Dans les ruines désertées de Festiland, où l'on entendait encore le tonnerre des secousses et les cris des visiteurs paniqués par le chaos, il s'était abrité dans une ruelle obscure pour joindre ses camarades. La sonnerie continuait de retentir inlassablement, tandis qu'une sueur froide lui parcourait le dos.
- Aller, décroche... soufflait-il avec appréhension.
Toujours pas de réponse. Devait-il tenter de contacter Jun, Jorge ou Kegaro ? Alors qu'il essuyait la sueur glacée de son front brûlant, il entendit des pas et des éclats de voix, tout proches. Des clowns ? Non. Des visiteurs ? Alors que les pas se rapprochaient, il dégaina sa lame, prêt au combat. Mais une vague douce le frappa aussitôt : une odeur délicate et familière, un soupir connu et aimé... Aussitôt, sa lame se baissa.
- Le voilà ! cria Haru en l'apercevant son coin. Zell, j'ai eu si peur !
- Et moi donc ! répliqua-t-il quand elle lui sauta dans les bras. Tu n'as rien ?
Sur sa peau blanche et écorchée glissaient quelques gouttes de sang, ses vêtements étaient déchirés çà et là. Mais elle souriait. Alors, il se contenta de lui sourire en retour.
- Sacré groupe que tu t'es constitué, rit-il en voyant tous les enfants qui la suivaient. Je ne te voyais pas en animatrice de colonie de vacances, Jun. T'as pas vraiment la tronche de l'emploi !
- Ta gueule.
Les enfants perdus s'étaient pris d'affection pour la jeune cuisinière qui, malgré ses airs antipathiques, les tenait par la main dans une chaîne humaine touchante. Quand ils la regardaient en souriant, avec confiance, elle rougissait et détournait les yeux.
- Mademoiselle Jun est très forte ! cria l'un d'entre eux. Elle a battu Auguste et ses hyènes d'un coup de pied ! Vlan !
- En plus, elle est trop jolie !
- C'est bon, c'est bon... souffla-t-elle en se grattant nerveusement la tête. Pas besoin d'en faire des tonnes, les mioches...
Aussitôt, ils éclatèrent de rire. Mais Zell les ramena bien vite à la réalité quand il vit que Haru regardait dans la direction d'Arlequin avec effroi.
- Arthur retient ce monstre autant que possible. Il pense que la destruction du dôme mettrait un terme à la transformation des clowns.
- Possible, si ces deux phénomènes sont liés au fruit du démon d'Arlequin. On ne peut qu'espérer qu'il y ait corrélation.
- Et comment on détruit ça ? souffla Jun en se grattant la tête.
- Commençons par aller au Falcon. Là-bas, on pourra mettre les enfants à l'abri et réfléchir à un plan. Tu as des nouvelles des autres ?
- Aucune, répondit Jun en haussant les épaules. Si l'on parvient à retrouver Jane et Kegaro, ils pourront sans doute nous aider.
Haru acquiesça vivement.
- Très bien. Dépêchons-nous de regagner le navire et tâchons de les appeler.
...
Kegaro se fraya un chemin dans les ruines poussiéreuses du Casino, où déjà il ne subsistait plus âme qui vive. En apercevant le voile obscur qui recouvrait le ciel bleu et cachait le soleil qu'il aimait tant, il ne put s'empêcher de serrer le poing. Cette saleté de clown était décidément coriace. Maintenant qu'il avait récupérer son masque et sa Garra, qu'il était redevenu le Lion Rouge, plus rien ne pouvait l'empêcher de vaincre l'ennemi. Il le voyait, s'élever au-dessus des ruines et des attractions, tel un colosse monstrueux. Il lui tardait de passer au fil de sa lame le ravisseur de son fils.
Alors qu'il s'apprêtait à enfiler son masque, son escargophone sonna. Comme il n'était pas habitué au fonctionnement de ces choses, il eut quelques difficultés à décrocher mais y parvint finalement. La voix essoufflée de Jorge s'échappa alors de l'appareil.
- Ke... Kegaro ?
- Jorge, est-ce toi ? Es-tu sauf ? J'ai entendu que tu avais été captu...
Mais la voix de son camarade poursuivit son discours sans lui laisser le temps de répondre. Elle était si hachée qu'il n'y comprenait presque rien. En voyant le voile obscur de La Notte au-dessus de sa tête, le Lion Rouge comprit qu'il était à l'origine de ces perturbations sur la ligne.
- Hataro... Retrouvé... Sauf... Chapiteau... Aide... Hata... Bien...
- Hataro ? Vous... Vous l'avez retrouvé ? Est-il sauf ? Comment est...
- Hataro... Sauf... Chapiteau... Aide...
Et tandis que Jorge ne cessait de répéter ces mots comme un disque rayé, la communication fut coupée. Au loin, Kegaro entendait des secousses, des cris. Alors, il enfila son masque et dégaina sa Garra. Il était prêt à tout pour retrouver son enfant, enfin.