Jorge essuya le sang qui lui ruisselait dans les yeux et tenta, tant bien que mal, de se concentrer. « Aller, se répétait-il, tu peux le faire ! ». Depuis son combat contre Hopper, dans les catacombes du palais de la nuit, il n'était jamais parvenu à retrouver sa forme hybride. Il avait sans doute réussi à l'atteindre grâce à l'adrénaline de ce moment où il avait manqué de perdre la vie, si bien qu'il lui était impossible d'y parvenir à tête reposée. Pourtant, celle-ci lui était essentielle pour rivaliser avec Pagliacci : tout en atteignant le niveau de force d'un ours, elle lui permettait de garder sa morphologie d'homme galbé et ainsi d'être agile et rapide.
- Cavallo corsa ! s'écria le colosse en se ruant sur son adversaire.
L'Incision de Jorge lui permit d'esquiver l'assaut ennemi en bondissant sur le côté, mais Pagliacci avait prévu son coup. Avant même que Jorge ait pu reprendre ses appuis, il se rua sur lui une nouvelle fois et le percuta de plein fouet, l'écrasant contre le mur de marbre de la salle de spectacle. Jorge se releva tant bien que mal, massant ses côtés fêlées. Son vêtement était maculé de sang.
- Comment fait-il, ce foutu gorille-cheval ? maugréa-t-il. L'Incision est pourtant...
- ... si rapide qu'elle te permet de disparaître momentanément, en effet, souffla Pagliacci en s'approchant de son adversaire. Malheureusement pour toi, petit, mon fluide est suffisamment entraîné pour suivre le moindre de tes mouvements.
« Fluide » ?. Comme Haru, ce colosse avait donc la possibilité d'anticiper les actions de ses adversaires.
- Mais il me permet aussi d'être solide comme l'acier ! ajouta Pagliacci en levant ses deux bras au-dessus de sa tête. Gorilla gong !
- Metallium !
Jorge avait été suffisamment vif pour réagir et préparer ses défenses, mais cela n'était pas suffisant : les bras surpuissants de Pagliacci, recouverts du plus noir des fluides de l'armement, l'écrasèrent et le broyèrent contre le sol. Tandis qu'il hurlait de douleur, son adversaire le saisit à la gorge et le souleva pour amener son visage dans la lumière.
- Tu as une belle gueule, ça ne va pas. Le public aime la laideur et le ridicule de mes Freaks. Mais ne t'en fais pas : je vais t'arranger. Tu seras mon chef-d'œuvre.
...
Les artistes de la Supra Nostra n'en revenaient pas : eux qui étaient réputés pour leurs talents spectaculaires et leur force, suffisante pour être reconnue par les officiers de Circus eux-mêmes, ne parvenaient pas à vaincre les misérables bêtes de foire du Freak Show. Loin d'être juste ridicules, leurs bizarreries se révélaient même redoutables : la peau naturellement épaisse de Wilson le rendait aussi résistant qu'un crustacé géant, les plumes de Koo-Koo la protégeaient des attaques ennemies et les siamois Chang et Eng se battaient avec une coordination exceptionnelle.
Rosa demeurait dans l'ombre, armée d'un poignard au cas où elle aurait à se défendre, Hataro dans ses bras. Tremblant comme une feuille, le pauvre enfant semblait terrifié par la mêlée chaotique qui se déroulait sur la scène. Mais alors qu'elle était occupée à le rassurer, des clowns la repérèrent et se précipitèrent sur elle.
- Reculez ! leur cria-t-elle en pointant son poignard vers leurs visages hilares. Je n'hésiterais pas !
- Ah ! ricana l'un d'eux. Voilà que la vedette veut se battre. Mais maître Pagliacci a été très clair : on doit te garder vivante, mais on est autorisés à utiliser la force s'il le faut. Tu pourras toujours chanter avec un masque quand on t'aura refait le portrait !
Et tandis qu'ils se jetaient sur elle, Hataro sanglotant de peur, Annie les attrapa tous les trois par le col. La femme à barbe, bien que charmante et très féminine, avait également la force d'un bœuf. D'un mouvement souple du bassin et des épaules, elle les tira en arrière avant de leur balancer sa longue barbe tressée au visage. Puis, elle l'attrapa des deux mains et, à la manière d'un fouet, la fit tourbillonner pour frapper les sbires en fuite.
- Annie ? Je ne te savais pas si forte ! souffla Rosa avec admiration. Nous te devons la vie !
- Ne vous en faites pas, mes p'tits loups ! Je dois beaucoup à Lonny. Il est de mon devoir de vous... Aïe !
D'un mouvement habile de sa longue langue, l'avaleur de couteaux Shriek avait projeté sa lame sur la jeune bête de foire. Net et précis, il avait tranché la longue barbe tressée d'Annie, qui perdait ainsi tout son potentiel offensif.
- Te voilà beaucoup moins drôle, Freak. Mais toujours aussi laide !
Il se jeta sur elle et, d'un coup de poing parfaitement ajusté, l'envoya au tapis. Les étrangetés des bêtes de foire étaient pour la plupart exploitables en combat, si bien qu'elles apparaissaient comme leur force principale. Pour autant, il ne pouvaient être qualifiés de véritables combattants, puisque la plupart d'entre eux étaient en réalité inexpérimentés en la matière. Ce n'était pas le cas de Shriek, dont le passé de mercenaire était connu de tous.
- A l'époque où je servais le Roi Dolcha IV, j'étais craint par tous ses opposants ! ricana-t-il en désarmant Rosa.
Il la fit prisonnière de son étreinte et saisit Hataro par la gorge, écrasant sa trachée avec sa force de bœuf. Alors qu'il promenait sa longue langue sur le visage écœuré de la vedette, il laissa échapper un rire gras.
- Je t'ai toujours trouvée bien trop jolie pour un sale hybride comme Lonny. Tu ferais mieux de devenir ma femme, tu ne crois pas ?
Et tandis que sa poigne se resserrait sur la gorge de Hataro, dont les hurlements de douleur ne parvenaient même plus à se faire entendre, un cri furieux résonna dans le tumulte de la mêlée. Shriek se retourna lentement et son sourire ne se fit que plus grand quand il vu le Freak derrière lui.
- Lâche-les immédiatement, pauvre fou ! ordonna Lonny en s'approchant.
- Et que me feras-tu, si je refuse ? ricana Shriek en plaçant ses deux otages devant lui, à la manière de boucliers humains. C'en est tordant de voir ce visage furieux sur ton grand corps de brindille. Allez, amène-toi, le phasme ! Montre-moi si tu aimes assez la fille pour la sauver.
De sa longue langue, il projeta son poignard vers l'avant à la vitesse de l'éclair. Mais Lonny était beaucoup plus habile que Shriek ne le pensait : aussi vif qu'une sauterelle, il bondit avec ses longues jambes et, avant même que son adversaire ne puisse réagir, déploya son long bras pour le saisir à la gorge. Puis, alors qu'il le tirait vers lui, il balança sa jambe en criant :
- Long Long Kick : frappe allongée !
Le direct atteint Shriek en plein visage et lui broya la mâchoire. Tandis que sa langue ramollie laissait tomber sa lame, que sa prise sur ses otages se relâchait, Lonny le saisit de ses deux bras et le fit tournoyer à toute vitesse, balayant les clowns qui tentaient de venir en aide à leur supérieur.
- Long Long Whip : skipping rope !
Quand il relâcha sa prise en plein vol, Shriek fut expédié à l'autre bout de la salle de spectacle et s'écrasa entre les sièges, inerte. Lonny se précipita pour prendre son aimée dans ses longs bras, la serrer contre lui, enfin. Le combat était loin d'être terminé, mais ils pouvaient s'étreindre sans chaînes, pour la première fois depuis des années. Et tandis que Hataro séchait ses larmes, Lonny se releva pour faire face aux clowns qui se précipitaient sur eux.
- Ne t'en fais pas, je vais vous protéger. Ils ont sous-estimé notre force pendant trop longtemps !
...
Kegaro le Lion Rouge avait toujours été considéré comme le guerrier le plus puissant de l'histoire de Mukata et de la tribu powath. Il maniait l'arme avec force, grâce et la vivacité, déjouait les tactiques ennemies avec l'intelligence des plus grands généraux et parvenait à briser toutes les défenses avec son fluide : défenses physiques, qu'il pulvérisait avec le fluide de l'armement, mais aussi mentales, car il parvenait à lire son ennemi comme un livre ouvert avec le fluide de l'observation. Pourtant, le présent combat le poussait dans ses retranchements et, déjà, il s'essoufflait. Rien ne se passait comme prévu.
Même dépouillé de sa lame, la puissante Garra, il était parvenu à prendre l'ascendant sur son adversaire, le terrible Auguste. Mais depuis que celui-ci, fou de rage, avait avalé d'un coup une trentaine de Yellow Pills, le seul fluide du chef powath ne lui suffisait plus.
Auguste n'avait plus rien d'un homme. Son corps maigre, caché derrière une armure de bois, de fer et d'or, avait gonflé jusqu'à atteindre des proportions démesurées. Ses membres se tordaient de manière anarchique. Derrière le masque du Lion Rouge, dérobé à son adversaire, ses yeux rouges et injectés de sang brillaient comme ceux d'un démon. De sa bouche tordue dans un sourire figé coulait un flot de bave luisante et verdâtre, aussi acide que le plus toxique des produits chimiques. La Yellow Pill offrait, en petite quantité, les mêmes effets que les toutes les autres réunies : la force de la Red Pill, la désaffection de la Blue Pill, l'euphorie de la Green Pill. Mais en en avalant autant, Auguste avait atteint le point de non-retour. L'overdose.
- Prendre... Tout te prendre... Tuer... grinçait-il en ravageant tout sur son passage, comme une bête déchaînée.
Le fou était à la recherche de sa proie, qui se terrait avec sagesse pour l'observer. Kegaro avait dû battre en retraite pour analyser la situation et nouer un garrot à son bras, qui saignait abondamment : Auguste n'était pas un grand guerrier, pas même un grand combattant. Mais dans la main de la bête folle et meurtrière qu'il était devenue, la Garra demeurait des plus mortelles. Il avait été si vif à frapper que Kegaro avait à peine eu le temps d'esquiver, sa propre lame lacérant sa peau comme la griffe de quelque monstre assoiffé de sang. Le chef powath laissa échapper un grognement de douleur lorsque le garrot serra son bras, puis il se pencha contre le mur derrière il était caché pour mieux voir son adversaire. Son fruit de l'assemblage lui avait permis de greffer la Garra à l'armure de son bras, mais les objets qui composaient cette étrange protection n'en étaient pas pour autant fusionnés : liés par une sorte de magie, ils collaient les uns aux autres et permettaient à l'utilisateur de se constituer une véritable combinaison de combat. Un sourire provocateur se dessina sur les lèvres du Lion Rouge : s'il parvenait à arracher la Garra à ce pitre pour lui reprendre, il ne lui faudrait qu'un coup pour le neutraliser. Il en était sûr. Mais il fallait parvenir à approcher le monstre qu'Auguste était devenu.
Kegaro opta pour une diversion : il attrapa un fragment de marbre brisé qui gisait sur le sol et, d'un geste, le jeta à l'autre bout de la pièce. Les sens d'Auguste, aiguisés par les effets de sa drogue, perçurent aussitôt le choc et il tourna son gros corps dans la direction du bruit. Cette seconde fut suffisante : d'un bond vif et agile, Kegaro bondit sur son adversaire et serra ses bras autour de sa nuque. Comme un chien fou, Auguste grogna, puis rugit :
- Sale... Sauvage... Meurs !
Il se débattit autant qu'il put, mais cela n'y faisait rien : Kegaro était fermement accroché à son cou et la carrure trop large de l'épaisse armure ne permettait pas à son possesseur d'atteindre son dos, où l'ennemi, comme une tique sur un colosse, était logé. Furieux, il grogna de nouveau et, au rythme de son souffle furibond, ses muscles se gonflèrent sous l'effet des Rainbow Pills. L'armure, repoussée de l'intérieur par le corps déformé, se tordit et se craquela. Déstabilisé par ce soudain gonflement, Kegaro relâcha sa prise une seconde, la seconde de trop : Auguste se débattit de nouveau puis, alors que son adversaire lâchait prise, l'attrapa par la jambe. Alors, d'un mouvement plein de rage et de folie, il le projeta la tête la première contre le sol, comme un enfant benêt aurait tenté de fracasser sa poupée. Il frappa, encore et encore, sans relâche, jusqu'à ce que le sol doré se fissure et menace de céder. Kegaro avait recouvert son corps de fluide pour encaisser les chocs, mais ils étaient si violents et si nombreux que sa protection s'affaiblit, ses os pourtant solides craquant au rythme des coups. Auguste le souleva dans les airs, pendu par la jambe comme un beau jambon, à la hauteur de son visage. Son nez de clown semblait le renifler, de ses lèvres déformées coulaient une bave toujours plus verte. Il était prêt à dévorer l'humain qui lui faisait face. Il avait complètement perdu la raison. Il n'était plus qu'un monstre.
- Sale... Sauvage... ! cria-t-il de nouveau en ouvrant la bouche, révélant de grandes dents désaxées.
Mais Kegaro n'était pas qu'un simple combattant : il était un redoutable guerrier, le chef de la tribu powath, le Lion Rouge. Il en fallait beaucoup plus pour le vaincre. Surtout qu'il se battait pour ses attributs, pour son honneur, pour son fils. Alors, rugissant comme un fauve furieux, il projeta d'un mouvement souple et vif sa jambe libre dans le visage tordu de son adversaire. A l'impact, toutes ses dents se brisèrent d'un coup et il se mit à hurler comme un fou. Et alors qu'il allait le frapper de nouveau contre le sol, Kegaro balança un nouveau de coup de pied qui, aussi vif et puissant qu'une balle de pistolet, pulvérisa la main d'Auguste. Ses doigts se tordirent de douleur tandis qu'il relâchait sa proie et il se mit à hurler de nouveau :
- Le grand Auguste... tuer... sauvage !
Alors qu'il projetait sur le powath ses grandes mains déformées par l'overdose de Rainbow Pills, il perçut dans celles de son adversaire un éclat, cet éclat qu'il reconnut aussitôt car il l'aimait tant : celui d'un trésor. A sa main droite, son unique et mortelle griffe avait disparu. Son trésor. Son esprit, embrouillé par la drogue, était long à la détente. Pourtant, il comprit aussitôt.
- Salvaje Herida !
Le choc ne dura qu'une seconde, peut-être moins, mais la douleur fut si vive qu'Auguste eut l'impression d'être frappé par mille aiguilles aiguisées. Vive comme l'éclair, la Garra retrouvée avait percé son épaisse armure, avait percé son corps déformé, l'avait tranché comme un vulgaire morceau de viande. Et tandis que des débris de son exosquelette, ces morceaux d'armes, de meubles et de marbre retombaient sur le sol dans un bruit sourd, une pluie de son sang vint couvrir les murs dorés. Il avait toujours espéré que ce liquide qui coulait dans ses veines soit aussi brillant que l'or qu'il aimait tant. Il fut presque déçu de ne voir que du rouge, ce rouge qui lui imprégna l'esprit alors qu'il s'effondrait dans un dernier souffle.
Kegaro lui jeta un regard plein de mépris, mais aussi de pitié. Le corps déformé d'Auguste n'avait plus rien d'humain. Déjà, des tâches noires semblaient couvrir sa peau comme de la pourriture. De sa bouche tordue coulait un liquide multicolore.
- C'est à se demander lequel de nous est le sauvage, souffla Kegaro en récupérant son masque de bois et de plumes.
Puis, dans le chaos du Casino en ruines d'où fuyaient encore les derniers visiteurs, il regagna la sortie en boitant. La main sur le manche de sa Garra, son visage couvert de son masque, il se fraya un chemin à travers la poussière et les débris. Son fils l'attendait. Maintenant qu'il était redevenu le Lion Rouge, plus rien ne pouvait lui résister.