La bataille avait pris fin. Les prisonniers étaient regroupés au centre du campement, gardés par des dizaines de soldats à l'affut du moindre bruissement dans la jungle sombre. Quelques éclaireurs inspectaient les environs à la lumière de leur torches, mais l'ordre avait été donné de ne pas aller trop loin : les forces Sud attendraient l'aube pour reprendre leur avancée. Pour l'heure, les officiers devaient faire le point et se reposer.
Les blessures du contre-amiral Kabber étaient plus graves que prévu : malgré sa force et les pouvoirs conférés par son pilofruit, il n'avait pas été de taille contre le lion rouge dont la Garra l'avait lacéré. Son manteau blanc d'officier, déchiré de toutes parts, était à présent teinté de rouge. Alors qu'il boitait jusqu'à sa tente pour y dormir, il beugla :
- Humpf ! Ces sauvages ne payent rien pour attendre... Pour l'heure, je veux me reposer. Le premier qui osera me déranger sera lourdement sanctionné !
Alors qu'il croisait Arthur et ses deux compagnons, Kabber s'appuya lourdement sur l'épaule du jeune soldat.
- Ah... Commodore ! Je compte sur vous pour prévenir l'amiral de la capture de ce lion rouge, d'accord ? Moi, je vais me coucher. Nous nous verrons à l'aube.
Et tandis qu'il disparaissait dans l'ombre de sa tente, Arthur jeta un regard complice à Zell et Lola. Tout était parfait. Sans Kabber dans les pattes, ils avaient toute la nuit pour mettre en place la suite de leur plan.
Le lion rouge avait été enchaîné au centre du camp, au milieu des autres prisonniers. Cinq soldats se chargeaient de le maintenir à bonne distance de ses hommes. Arthur s'approcha lentement et, à son passage, les guerriers Powathis se mirent à siffler de manière menaçante. Mais d'un regard cinglant, il les fit taire et ils se recroquevillèrent comme des lions blessés.
- Je souhaite voir le prisonnier, annonça Arthur d'une voix claire.
- Eh bien... Vous le voyez, ricana l'un des gardes sans s'écarter.
Arthur prit un instant pour le regarder avec mépris. Il tenta de s'avancer légèrement, mais le soldat lui barra le passage de sa lance.
- Désolé, commodore, mais je ne reçois d'ordres que du contre-amiral Kabber. Et ses derniers ordres étaient « ne laissez personne s'approcher du lion rouge ».
Arthur lui répondit par un sourire narquois.
- Je vois... Mais le contre-amiral n'a-t-il pas dit ensuite « Le premier qui osera me déranger sera lourdement sanctionné ? ».
Le soldat cessa de sourire et lui jeta un regard penaud.
- Euh... bafouilla-t-il, pris au dépourvu. Si mais...
- Je souhaite seulement interroger ce prisonnier avec mes hommes. Vous pourrez faire votre rapport au contre-amiral à l'aube, si vous le souhaitez.
Avant même que le garde ne puisse répondre, Zell le bouscula et s'avança vers le lion rouge endormi.
- Les clés ? souffla-t-il aux gardes avec un regard de tueur.
Le garde sursauta comme un enfant et bafouilla quelques paroles incompréhensibles, mais Arthur posa calmement sa main sur son épaule.
- Le colonel Madeira vous a demandé quelque chose, je crois. Il vaudrait mieux ne pas l'énerver, il peut être très désagréable quand il est de mauvaise humeur...
Lentement, le garde tira de sa poche un trousseau qu'il donna délicatement à Zell, comme s'il faisait face à une bête sauvage prête à lui bondir dessus à tout instant. Le charpentier libéra le chef Powath, le hissa sur ses épaules et l'entraîna avec lui.
- Bonne nuit ! s'écria Lola à l'adresse des gardes.
Et tandis qu'ils éclataient tous les trois de rire, Arthur et ses compagnons regagnèrent leur tente avec le prisonnier inconscient.
...
- Voilà ! souffla Lola lorsque tout le liquide rosé fut aspiré hors du corps du prisonnier. Il ne devrait pas tarder à se réveiller.
Alors que la petite bulle fluorescente dansait encore dans sa main, le chef Powath, enchainé à une chaise, redressa doucement la tête. Il cligna très lentement des yeux, sa bouche pâteuse articulant quelques mots avec difficulté, puis pris un instant pour observer son environnement. Dès que son regard se posa sur Arthur, il sembla reprendre du poil de la bête et tenta de se redresser, mais le jeune soldat plaça la pointe d'Excalibur sous son menton.
- J'éviterais de faire ça, à ta place. Les chaînes qui te retiennent sont en granit marin. J'ignore si tu as des pouvoirs spéciaux, mais elles sont dans tous les cas trop solides pour être brisées. Essayer de t'enfuir ne rimerait à rien.
Le guerrier cessa de bouger, mais la tension vibrante dans son corps furieux était toujours présente. Dans ses yeux de lion, Arthur pouvait voir la fureur le consumer. Il alla au fond de sa tente et en ramena le masque de bois et de plumes, sur lequel une légère entaille avait été creusée par la lame dorée d'Excalibur.
- Je crois que ceci t'appartient. Ton stratagème était ingénieux. Ton second nous a donné bien du fil à retordre, mais je dois admettre que tu le surclasses dans l'art du combat.
Le guerrier bougea de nouveau, faisant claquer les chaînes qui le retenait, et Arthur effleura son menton de sa lame pour lui rappeler sa présence.
- Je n'ai pas de pouvoirs maudits... Je n'essayerai pas de m'échapper, je me redressais simplement.
Sa voix, grave et profonde, était rassurante et chaude comme celle d'un père. Arthur le regarda droit dans les yeux et, après quelques seconde, rengaina son épée.
- Des pouvoirs maudits ? souffla Arthur avec un sourire. Tu parles des fruits du démon ?
- Si c'est comme cela que vous les appelez par chez-vous. Pour nous, ce sont une malédiction. Les enfants qui les possèdent se noient dans le fleuve, et leur rareté attire la convoitise de vos nobles.
Arthur, déconcerté, jeta un regard plein d'interrogation à ses deux camarades.
- Tu parles du Dragon Céleste ? C'est pour cela qu'il est ici ?
Les chaînes de pierre tintèrent de nouveau quand le chef haussa les épaules.
- Je l'ignore. Peut-être était-il ici pour d'autres raisons. Peut-être était-il même ici pour aucune raison. Vous autres êtes égoïstes, vous pensez que toute terre vous appartient.
Arthur allait lui rétorquer que cette observation s'appliquait surtout aux Dragons Célestes, mais le chef poursuivit.
- En tous cas, c'est pour la malédiction de mon fils qu'il l'a enlevé.
- Récapitulons. Saint Ratcliffe, le Dragon Céleste, est arrivé sur ton île et a enlevé ton fils, pour ses pouvoirs d'après toi. En réponse à cet enlèvement, tes guerriers se sont lancés dans une bataille contre ses gardes et vous l'avez capturé.
Le chef acquiesça lentement.
- Bon. Au moins, nous sommes au clair sur les évènement. Ton fils va bien ?
Le chef sembla cette fois frappé d'une gifle. Cette question l'avait profondément troublé. Qu'un étranger, un de ces hommes blancs de la Marine qu'il pensait être tous des chiens d'envahisseurs s'intéresse à son fils... Alors, lentement, il acquiesça de nouveau.
- Quel âge a-t-il ? s'empressa de demander Lola, comme excitée par ce premier exercice d'interrogatoire. Il a des pouvoirs, alors ?
Arthur et Zell, amusés par cet engouement, se regardèrent avec un sourire. La petite doctoresse devait se reconnaître un peu dans cet enfant prodige aux pouvoirs étranges, un temps enlevé à sa famille. Ils furent surpris de voir que leur prisonnier était aussi amusé qu'eux.
- Hataro a douze ans. Il ne doit pas être plus âgé que toi, fillette ! Sa mère est morte en le mettant au monde, mais j'ai pris soin de lui pour deux depuis. Je le chérie comme la plus grande merveille de cette île et à ma mort, elle sera à lui, comme elle fut à mon père avant moi.
Il ferma les yeux et prit alors un air plus grave.
- Sa malédiction s'est manifestée l'année dernière. A ses dires, il avait mangé des fruits dans la forêt avec ses amis et s'est senti étrange. Depuis, il est pris de crises incontrôlables où son corps ne lui obéit plus... Il n'est alors que puissance brute, un pouvoir de destruction que personne dans le village ne peut maîtriser. Pas même lui. Ni moi. Lorsque votre noble a envahi notre cité avec ses hommes, mon fils était en pleine crise. Le noble s'est montré intrigué et il l'a emmené avec lui pour en faire son esclave, son arme.
Arthur prit un instant pour penser et interrogea ses camarades du regard.
- Moi aussi je possède des pouvoirs, vous savez ? s'écria Lola en regardant le guerrier powath.
- J'ai cru le comprendre ! répondit-il avec un petit rire attendri. Lorsque ma tête s'est mise à tourner tout à l'heure, j'ai senti la présence d'une enfant derrière moi. Je me suis douté que c'était toi. Tu es très forte, bravo !
Alors que Lola se mettait à rougir, provocant l'hilarité de Zell, Arthur se répéta les mots du lion rouge. Il avait « senti la présence » de Lola ? Cela ne pouvait signifier qu'une chose : en bon guerrier, il maîtrisait le fluide, lui aussi. Décidemment, cet homme était extrêmement puissant...
- Lola n'est pas la seule, reprit Arthur. Dans notre équipe, un autre soldat possède les pouvoirs d'un fruit du démon. Peut-être pourraient-ils tous deux rencontrer votre fils pour en discuter avec lui, et essayer de l'aider à contrôler sa force ?
Une nouvelle fois, le chef parut surpris, puis se renfrogna, méfiant.
- Pourquoi feriez-vous ça ? Vous me parlez, l'air de rien, depuis tout à l'heure, mais je suis votre prisonnier et vos hommes sont tout autour de nous. Pourquoi vous montrer amical ?
Arthur regarda ses amis un instant, et Zell acquiesça lentement.
- L'un des amiraux de la Marine est sur cette île. Dans quelques heures, il marchera avec ses troupes sur votre cité et la mettra a feu et à sang si vous refusez de lui livrer le Dragon Céleste. Il sait que le code d'honneur est très important dans votre tribu et que vous refuserez d'exécuter un prisonnier désarmé, mais nous nous doutons bien que vous ne le livrerez pas si facilement.
- Non, répliqua sèchement le chef. Il doit payer pour ses actes. Seul le temps le tuera, mais nous le priverons de la joie de ses dernières années. Il demeurera notre prisonnier jusqu'à sa mort naturelle. Nous ne le livrerons pas.
- Réfléchis bien, lion rouge. L'homme qui avance vers ton foyer, vers ta famille, n'a rien à voir avec Kabber ou moi. Il est d'un tout autre niveau. Je ne l'ai jamais vu à l'œuvre, mais on raconte qu'il peut annihiler un pays entier en quelques heures, le réduire à feu et à sang. Ce que nous souhaitons, avant tout, c'est éviter un massacre. Si tu acceptes de lui remettre le Dragon Céleste prisonnier, je peux le convaincre de vous laisser la vie sauve. Laisse-le partir, je t'en conjure. Je te promets de faire tout mon possible pour apaiser la situation.
Le lion rouge le fixa droit dans les yeux, sans ciller.
- C'est drôle. Tes mots me rappellent ceux d'un autre. Ta promesse me rappelle la sienne. Pourtant, cet homme n'a pas tenu sa parole. Alors pourquoi devrais-je croire la tienne ?
Arthur parut décontenancé.
- De quel homme parles-tu ? Un soldat de la Marine ?
Le chef acquiesça lentement.
- Un homme à la force surhumaine et au cœur bon. Il était venu, il y a quelques années, demander l'asile sur notre île. Son navire était endommagé et ses hommes avaient besoin de quelques jours pour le retaper. Nous avons tenté de le chasser, mais sa force nous en a dissuadé. Loin de nous coloniser, il nous a offert de nombreux vivres et richesses dont son bateau regorgeait. Les jours sont devenus des semaines et cet homme si différent de nous est devenu notre ami. Il avait promis de revenir, de nous apporter encore des vivres, de nous parler de votre histoire et de la mer, mais il n'est jamais revenu. Quand j'ai compris que nous ne le reverrions pas, j'ai perdu toute confiance en votre race.
Tandis qu'un sourire triste se dessinait sur son visage, il sembla happé par ses souvenirs.
- « Mon plus grand conseil est de toujours faire profil bas devant l'armée dont je viens, de ne jamais attirer leur attention sur vous. Si la Marine vous a dans le collimateur, c'est le début des emmerdes ». Ah ! Voilà ce que répétait toujours cet homme.
Arthur, circonspect, regarda ses deux amis. Fébrile, une part de lui-même connaissait déjà la réponse à la question qu'il allait poser.
- Mais qui était cet homme ?
- Un grand guerrier, répondant au nom de « tigre blanc ».
Arthur, Zell et Lola furent comme frappés en plein cœur par un poignard glacial. Ils demeurèrent un instant silencieux puis, d'un air grave, Arthur reprit la parole.
- Le tigre blanc était un vice-amiral de la Marine, en effet. Un homme juste, bon et brave du nom de Myr. Mais il ne reviendra pas. Jamais.
Le visage du chef se crispa, révélant l'ampleur de sa déception. Il allait maudire ce traitre qu'il aimait tant, mais Arthur poursuivit.
- Il est mort.
Alors que les mains du chef, ces mains si grandes et si fortes, se mettaient à trembler de peine et de rage, Arthur s'agenouilla face à lui.
- Le destin fait que nous sommes là aujourd'hui. Et crois le ou non, mais nous sommes les derniers disciples du tigre blanc. Ils nous a transmis ses valeurs, son courage et sa force. Je l'espère, tout du moins...
Puis, son visage devenant plus grave, il poursuivit.
- Mais le destin ne fait pas les choses à moitié. Il se trouve que l'amiral qui marche sur ton village est probablement le meurtrier de notre ami commun, celui qu'il a désigné comme le coupable. Notre souhait, à mes amis et moi, est de profiter du chaos de la bataille qui prend place sur cette île pour le capturer et le confronter.
Arthur se tourna vers Zell et tendit la main. Le second sut immédiatement ce que désirait son capitaine et lui tendit le trousseau. Alors, Arthur s'approcha des chaînes de granit marin et libéra son prisonnier d'un tour de clé dans la serrure de l'épais cadenas. Le chef powath, encore bouleversé de ces révélations, hésita un instant puis se leva. Alors qu'il massait doucement ses poignets endoloris, Arthur s'avança vers lui, la main tendue.
- Lion rouge, je crois que nos intérêts communs peuvent motiver la création d'une relation de confiance. Acceptes-tu de marcher à mes côtés contre l'envahisseur ?
Le powath le regarda quelques instants, les mâchoires serrées. Puis, lentement, il saisit sa main dans la sienne.
- Kegaro est le nom que m'a donné la vie, chevalier Arthur. Désormais, tu peux m'appeler par ce nom.
Arthur lui sourit et sortit son escargophone de son manteau. Son plan venait de prendre une nouvelle tournure qui le rendait on ne peut plus optimiste. La sonnerie retentit quelques secondes puis un cliquetis sonore se fit entendre. Le correspondant était en ligne.
- Amiral ? Ici le commodore Arthur, front Sud. Nous avons capturé le chef ennemi. Retrouvons nous demain, comme convenu, aux portes de leur cité.