Lorsqu'il posa le pied sur la plage de l'île mystérieuse, Arthur ne put s'empêcher d'ouvrir la bouche, béatement, comme si sa mâchoire se décrochait. Devant lui se dressait un océan de grands palmiers aux feuilles noires, une jungle terrible où parfois des cris bestiaux résonnaient, et derrière elle, comme en arrière-plan d'une estampe, un gigantesque volcan, monument rocheux rugissant. L'île était sauvage, et malgré les hurlements des bêtes et les tremblements de la terre qui lui donnaient une allure des plus vivantes, elle semblait vide de toute présence humaine.
Jun se tourna vers Jorge, prête à se moquer de sa couardise, mais elle le trouva fermement appuyé sur ses deux jambes, le regard droit. Cette attitude nouvelle étonna la jeune femme, qui n'osa en toucher mot à son camarade. D'ailleurs, sa tignasse hirsute était maintenant nouée en une épaisse queue de cheval à l'arrière de son crâne, tandis que les mèches tombant habituellement sur son front était maintenues en arrière par son foulard, plus serré que d'habitude. Jun avait eu vent de l'incident qui était advenu au G2, dont il était la cause, mais elle n'avait pas osé lui en parler. Pour la première fois, elle le voyait se tenir droit, fier et déterminé, prêt à en découdre. Elle tressauta quand elle se rendit compte qu'elle l'observait depuis maintenant plusieurs secondes et qu'elle avait manqué le début du discours de Myr.
- Voici donc SI-03, l'un des territoires les plus secrets au monde. Le gouvernement y envoie souvent ses agents pour qu'ils s'y entraînent, qu'ils s'y forgent un corps et une volonté de fer.
Il marqua une petite pause pour essuyer son front dégoulinant et ôter sa veste : sous le soleil de plomb, les jeunes soldats commençaient eux aussi à cuir.
- Nous allons nous enfoncer un peu dans la jungle, reprit-il. Je vous donnerai plus de détails là-bas.
Ils se réfugièrent tous à l'ombre des grands arbres, où l'atmosphère était plus respirable. Le bois sombre des palmiers noirs semblait intriguer Zell.
- C'est un bois de qualité. Bizarre que personne ne vienne s'approvisionner sur cette île. C'est vraiment désert ici ?
Un craquement sec retentit lorsqu'il posa le pied par terre. Sur le sol poussiéreux, les restes d'un fémur humain révélaient le sort de ceux qui avaient osé s'aventurer dans ces terres sauvages.
- Merde... murmura Zell en ôtant vite son pied de là. Il veut nous achever, le vieux, ou quoi ? demanda-t-il à Arthur et Haru, qui pouffèrent en le voyant paniquer.
Le groupe trouva une petite clairière, à l'ombre des palmiers, où le sol n'était pas trop boueux. Myr posa son sac, et tous l'imitèrent.
- Vous feriez mieux de ne pas poser vos affaires maintenant, les gars. Votre journée ne fait que commencer.
Tous se regardèrent, ne sachant quoi penser.
- On est ici pour six mois, alors la moindre des choses serait d'assurer notre survie, non ? Nous allons nous répartir les tâches pour la journée.
Myr attribua donc une mission à chacun de ses élèves : Zell était chargé de récupérer du bois pour construire une cabane (le plus loin possible de leur campement, afin de ne pas les faire repérer), Haru devait trouver un point d'eau, Jorge et Jun de la nourriture. Arthur, quant à lui, était chargé de se rendre au point le plus haut de l'île pour en avoir une vue d'ensemble et dessiner l'ébauche d'une carte. Myr ne lui donna pas plus d'instructions, mais le jeune homme savait déjà qu'il devait mettre le cap sur le volcan.
Ils attendirent un moment, espérant avoir d'autres consignes de leur mentor, des indices sur l'endroit où ils devaient se rendre, mais il se contenta de s'allonger à même le sol terreux pour faire une petite sieste... Leurs missions étaient simples, mais tous savaient qu'il ne s'agissait pas que de survie : avec ces premières tâches, Myr préparait déjà la suite des évènements, et cette première journée n'était qu'une étape dans son programme d'entraînement.
...
Zell prit la direction de l'Ouest, où la forêt était la plus dense. Haru se dirigea vers l'Est, où elle sentait une humidité plus grande. Arthur, Jorge et Jun se dirigèrent ensemble vers le Nord de l'île. Les trois apprentis étaient rassurés de se déplacer en groupe. Parfois, dans la sombre jungle, ils entendaient un craquement, un sifflement, voire un grognement. Jun gardait toujours la main sur sa sacoche de couteaux, et Arthur sur le pommeau d'Excalibur.
Ils marchèrent une bonne heure, le déplacement du soleil leur servant d'unique repère temporel, le volcan d'unique repère spatial. Lorsqu'ils arrivèrent à la hauteur de ce dernier, Arthur salua ses amis et bifurqua. Il avait confiance en leurs capacités respectives, mais le doute persistait dans son esprit : cette jungle regorgeait de bêtes terrifiantes et dangereuses, dont ils ignoraient encore la nature...
...
Haru marchait à pas de loup dans les bois de l'Est, évitant chaque branchage ou tapis de feuilles mortes pour ne pas révéler sa présence aux maîtres des lieux. Elle sentait, çà et là, l'aura de bêtes sauvages, parfois menues et inoffensives, parfois plus grosses. Elle faillit être repérée par une sorte de phacochère géant, et ne dut son salut qu'à son agilité hors du commun : bondissant au sommet d'un arbre, elle se cacha jusqu'à ce qu'il parte. La boue qu'elle avait étalée en grande quantité sur son corps pour se dissimuler semblait efficace...
La jeune femme était habituée à la survie en milieu hostile : elle avait passé son enfance avec ses congénères, sur le paradis sauvage d'Amazon Lily, où la faune et la flore étaient aussi dangereuses qu'en ces lieux. Elle avait appris les méthodes de survie, de chasse et de dissimulation, et se sentait à l'aise dans cet environnement.
Une fois le phacochère parti, elle reprit discrètement sa route. Ses grandes capacités de concentration et de perception lui permettaient de sentir l'humidité de l'air, grandissante à mesure qu'elle se rapprochait de sa source. Elle guettait, de l'oreille, le bruit d'un ruisseau, d'une rivière, mais n'entendait pourtant rien. Soudain, son ouïe capta un petit bruit, un « ploc » caractéristique des choses tombant dans l'eau. Un fruit, ou un petit animal, avait du tomber dans un lac, et au taux d'humidité extrême de l'air, elle savait qu'elle n'en était pas loin. Elle ferma les yeux et se concentra le plus possible pour percevoir quelque chose avec son fluide. Elle tressauta immédiatement : une présence vivante, autour d'elle, se rapprochait. Un gigantesque corps, sans doute celui d'une bête, semblait l'encercler à lui seul. Cette chose, quelle qu'elle soit, s'était suffisamment bien dissimulée pour ne pas être perçue. Alors qu'elle reculait, discrètement, prête à prendre la fuite, son dos heurta une surface froide et lisse : un gigantesque serpent, dont l'énorme tête était juste derrière elle, s'apprêtait à la croquer.
...
Jun avait été patiente : cachée dans les fourrés, elle avait guetté la moindre proie des heures durant. Alors qu'elle était sur le point de s'endormir, elle avait aperçu deux lièvres, un couple d'adultes, grignotant des baies sauvages à quelques mètres d'elle. Avec patience, lenteur et délicatesse, elle s'était extraite des fourrés et jetée sur eux. De ses mains expertes, elle les avait attrapés par les oreilles, de manière à ce qu'ils ne puissent la mordre, et les avait contemplés : ils étaient bien gras, bien en chair, et seraient parfaits pour le dîner, comme plat de résistance, grillés à la broche.
Mais elle n'était pas la seule sur le coup : avant même qu'elle ne puisse les tuer, le sol avait tremblé, et une énorme bête s'était jetée sur elle. Jun était tombée au sol, avait roulé dans la poussière, et ses deux proies en avaient profité pour s'échapper dans les buissons. Mais la bête n'avait que faire de ces deux lièvres menus, ce qu'elle voulait, c'était la jeune femme. Avant qu'elle puisse se relever, l'animal l'avait saisie dans sa gueule, entre ses grandes dents. Jun sentit son haleine putride, la force de sa mâchoire, et, fine et vive comme une anguille, s'était faufilée en dehors de sa bouche. La bête écailleuse, un gros reptile qu'elle pouvait maintenant identifier comme une sorte d'alligator, avait tenté de la saisir à nouveau de ses crocs, et Jun s'était défendue. Ses lames dégainées, elle s'était protégée, mais les écailles de la bête étaient bien trop solides et ne pouvaient être percées. La jeune femme, prise au dépourvue, avait alors décidé de prendre la fuite, le reptile à ses trousses. Tandis que la bête poussait des cris stridents, Jun courait à perdre haleine.
- Merde... Ou peut bien être cet imbécile de Jorge ?! se demandait-elle à haute voix.
...
Jorge s'était un peu éloigné de Jun pour récupérer des fruits qu'il avait sentis un peu plus loin. Les baies, rondes, rouges et gorgées de jus, semblaient succulentes. Il avait résisté à la tentation de les manger sur le champs, et en avait rassemblé un grand nombre dans sa sacoche. Peu importe ce que Jun allait ramener pour le repas, ces baies feraient un excellent dessert.
Il était terrifié par la nature sauvage qui l'entourait, mais essayait de contrôler sa peur. Plusieurs fois déjà, sur l'île des cyclopes ou à Fort-Tempêtes, sa couardise avait été un frein à l'équipe, et il ne voulait plus être un poids. Les révélations de son oncle avait allumé un feu dans son cœur, un feu noir chargé de haine et de ressentiment contre les pirates du monde entier. S'il voulait venger ses parents, il n'avait plus le temps d'être lâche : il devait devenir plus fort et la première étape de cette progression était la domination de ses phobies.
Plongé dans sa pensée, tout entier absorbé par sa récolte, Jorge n'avait pas entendu l'énorme animal arriver derrière lui. Il ne l'avait pas senti non plus, car l'animal avait la même odeur que lui : l'ours, gigantesque, à la force herculéenne, le regardait récolter les baies. Avant même qu'il puisse réagir, le jeune soldat fut soulevé dans les airs par les pattes de la bête, qui le projeta contre un tronc d'arbre. Son dos craqua, il hurla de douleur et cria le nom de Jun. Pas de réponse. Où pouvait-elle bien être ?
Alors qu'il s'apprêtait à l'appeler de nouveau, il se ravisa : elle devait être en pleine chasse du dîner, et avait autre chose à faire. La bête qu'il avait devant lui n'était qu'un ours, tout comme lui. Il n'y avait aucune raison qu'il perde face à elle. Il se transforma alors et hurla plus fort encore que l'animal.
- Je vais te montrer la véritable force d'un ours ! cria-t-il alors l'animal se jetait sur lui.
...
- Reviens ici, salopard ! hurlait Zell en poursuivant l'animal.
Il courait à travers la jungle, essoufflé et épuisé, alors que la bête bondissait devant lui avec amusement.
Myr l'avait chargé de ramener du bois : rien de plus facile pour un charpentier. Une fois écarté de leur camp, et la partie la plus danse de la forêt atteinte, il avait repéré un bel arbre, à l'écorce sombre et au bois épais. Il avait alors sorti sa longue scie de sa sacoche, prêt à faire son travail, mais un animal, vif comme l'éclair, lui avait arraché son outil des mains.
A présent, la bête, une sorte de grand singe à deux paires de bras et à deux queues, sautait de branche en branche en poussant des petits cris narquois, tandis que le jeune charpentier, à ses trousses, s'épuisait.
- Eh ! cria-t-il. J'ai pas que ça à faire moi ! Tu sais combien ça coûte, une scie pareille ?! Rends-moi ça !
...
Arthur gravissait lentement la paroi rocheuse du volcan, dont le dénivelé était assez faible pour le laisser la parcourir à pieds, sans piquets ni corde de rappel. Régulièrement, il entendait un cri ou sentait un tremblement venant de la forêt, et il hésita plusieurs fois à aller au secours de ses camarades. A chaque fois, il se ressaisissait à la dernière minute, en pensant que Myr était là, quelque part, et qu'il irait les aider en cas de problème. Il avait une mission et suffisamment de confiance en ses camarades pour les laisser accomplir la leur.
Alors qu'il approchait du sommet du volcan, a priori éteint puisqu'il n'y ressentait aucune chaleur, il aperçut une petite corniche, idéale pour avoir une vue dégagée. Il la prit donc pour cible et l'atteignit en quelques minutes, essoufflé et transpirant. Sur le pic rocheux, un énorme oiseau sommeillait, qui ouvrit les yeux dès qu'Arthur posa le pied sur la corniche. La bête était énorme, son bec était pointu comme la lance d'un guerrier, et son manteau de plume épais comme une cape rougeoyante.
Le jeune soldat, d'abord hésitant, décida de lui montrer ses deux mains vides pour le rassurer.
- Bonjour, toi, dit-il d'une voie posée. Je ne fais que passer, ne t'inquiète pas. En plus, regarde : je suis moi-même accompagner d'un petit oiseau. Tu vois ?
Peck, posé sur son épaule, piailla gaiement. Mais le regard du rapace n'en fut pas plus doux, au contraire. Il plissa les yeux, qu'il ne clignait pas, et s'approcha du jeune soldat en déployant ses grandes ailes.
Arthur eut alors le malheureux réflexe de mettre la main à son épée, dont la lame d'or sortit partiellement de son fourreau. La réaction de l'oiseau fut immédiate : il laissa échapper un cri rauque, puis se jeta sur le jeune soldat, prêt à le pourfendre de son bec.
...
Myr avait fait une merveilleuse sieste, de ces siestes qui vous reposent totalement, et qui vous laisse au réveil une impression de sérénité. Certains animaux sauvages avaient bien essayé de le dévorer, mais l'aura de puissance pure qu'il dégageait, même endormi, avait suffi à les faire fuir. Il n'eut pas besoin de consulter sa montre pour voir qu'il était tard : la nuit était déjà tombée. Pourtant, ses élèves n'étaient pas revenus.
Il se frotta le menton en pensant. Peut-être était-il trop tôt pour leur faire passer un tel test. Peut-être qu'il n'aurait pas dû...
Soudain, un bruissement dans les feuillages attira son attention, sans pour autant le faire se lever. Ce n'était pas un animal sauvage, mais bien ses élèves qui revenaient. Ils étaient là, tous les cinq, entiers et vivants. Mais il s'en était fallu de peu. Certains étaient abîmés, lacérés, en sang. D'autres semblaient simplement épuisés, exténués, désespérés. Zell n'avait pas pu scier de bois, car le singe ne lui avait jamais rendu sa scie. Haru, pour fuir l'anaconda géant, avait été contrainte de quitter le point d'eau. Jun avait laissé s'échapper les deux lièvres à cause du crocodile qui la poursuivait. Jorge avait été écrasé par l'ours sauvage, qui l'avait laissé pour mort et avait emporté toutes les bais. Arthur était tombé de la corniche, assailli par le rapace, et le parchemin sur lequel il devait dessiner la carte de l'île s'était déchiré. Pourtant, Myr les accueillit avec un grand sourire.
- Vous voyez ? Je ne vous avais pas menti. Il n'y a rien de particulier sur cette île.
Il se leva alors et s'approcha d'eux.
- Mais si vous me faites suffisamment confiance, je pourrais vous apprendre à survivre, à surpasser cette nature, et à vous surpasser vous-mêmes.
Il observa ses cinq élèves mortifiés, qui chancelaient. Et pourtant, quand il leur demanda s'ils étaient tous prêts, ils crièrent « Oui ! » à l'unisson.