Lorsque Jorge passa le seuil de la chambre des Gémeaux, essoufflé et transpirant, il découvrit Jun, en pleurs sur le corps de Soles.
- Non... Non, pas toi ! criait-elle, le visage noir de colère.
- Merde ! Que s'est-il passé, ici ?
Jun se releva d'un bond, et agrippa son camarade par les épaules :
- Jorge, il faut qu'on monte à l'étage, je veux en avoir le cœur net. Je dois la retrouver.
- Ouais, ça m'arrange ! confirma l'autre. La forteresse a pris feu, on ne peut plus redescendre sans être asphyxiés. Il faut juste que je laisse ce type quelque part où il cramera pas...
- Planque le derrière une étagère, le pressa Jun. Il faudra un moment avant que le feu n'atteigne cette pièce, la chaleur les réveillera sans doute. Pour le moment, il faut que tu m'aides à porter Igana et Soles et qu'on déguerpisse d'ici.
En la voyant, Daisy sembla reprendre des forces et frotta sa tête contre elle.
- Tiens ? Mais c'est la bestiole de Haru. Que fait-elle avec toi ?
- Je t'expliquerai, déclara simplement Jorge en traînant l'énorme Ariès sur le parquet. Je vais prendre ces deux-là sur mon dos, et on fout le camp !
Sur ces mots, il se changea en ours, et Jun l'aida à hisser les deux victimes sur sa croupe. Ils poussèrent la seconde porte de bois et s'élancèrent à nouveau dans les grands escaliers.
- Où est Emmy ? C'est elle qui a fait ça ? demanda-t-il, hors d'haleine.
- Il faut à tout prix qu'on la retrouve ! répondit Jun, alors qu'ils apercevaient déjà la chambre du Cancer.
Ils s'arrêtèrent un instant devant, se regardèrent en silence, et Jun tira deux de ses couteaux.
- A partir de maintenant, je m'en occupe.
- Jun, tu es sûre que...
- Je te dis que je sais ce que je fais ! déclara-t-elle en poussant la lourde porte.
La pièce était plongée dans la pénombre, et seules quelques chandelles brûlaient ça et là, comme des gouttes de feu perdues dans un ciel noir. De longues tables, couvertes de matériaux, de minerais et d'armes, étaient dressées tout en longueur. Derrière l'une d'elles, au fond de la pièce, une silhouette se dessinait.
Jun et Jorge s'approchèrent, sur le qui-vive. Emmy, tremblante, une lame à la main, leur faisait face :
- N... Non ! S'il vous plaît ! sanglota-t-elle.
Jun s'agenouilla face à elle et la regarda droit dans les yeux, pendant plusieurs secondes. Puis, très délicatement, elle saisit la lame que tenait la jeune femme de ses deux mains tremblantes et la posa sur le sol.
- C'est fini, déclara-t-elle simplement.
Jorge déposa délicatement les deux blessés sur le sol, et s'approcha de la jeune femme :
- Emmy, écoute... On veut juste comprendre, d'accord ? C'est... Argh !
La fin de sa phrase se noya dans un cri bestial, alors qu'il s'effondrait sur le sol, une lame plantée entre les deux omoplates. Jun se retourna, prête à faire face à une nouvelle menace, ses armes déjà dégainées.
- Tu pouvais continuer à faire le mort, tu sais ? déclara la jeune femme. Je n'ai mis que quelques minutes à comprendre ce qui se tramait, Soles. Une fois la surprise passée, c'est surtout la déception qui fait mal.
Le jeune homme laissa échapper un petit rire alors qu'il essuyait délicatement ses lunettes. A ses côtés, Jorge hurlait de douleur.
- Mince, on dirait que je suis découvert... Je n'aurai donc plus besoin de ça, j'imagine, déclara-t-il en jetant ses fausses lunettes. Reconnais que mon plan était ingénieux. Me débarrasser d'Igana, me barbouiller de faux sang et faire porter le chapeau à cette petite idiote. Trouillarde comme elle est, elle n'a pas mis deux secondes à détaler devant moi. Pas vrai, Emmy ?
- Malheureusement pour toi, je suis cuisinière, déclara Jun en se plaçant devant la jeune femme apeurée. Je connais l'odeur et la texture du sang mieux que n'importe quel guerrier. La terreur que j'ai lue dans les yeux d'Emmy n'a été que la confirmation de ma théorie.
- Oh, mais cette cruche de Jun est finalement plus maline qu'il n'y paraît. Impressionnant. En arrivant sur votre navire, j'ai eu le choix entre Haru et toi, tu sais ? Si je t'ai choisie pour mettre mon plan à exécution, c'est simplement parce que tu étais la plus stupide des deux.
- Tes propos ne m'atteignent pas, serpent, répondit Jun avec calme. La seule chose que je veux savoir, c'est la raison de toute cette mascarade.
Le sourire de Soles n'en fut que plus grand.
- La raison ? Cancer ! s'écria-t-il en claquant des doigts.
Au fond de la pièce, une forme jusque-là inerte s'anima, et se précipita aux côtés du jeune homme avec une vitesse surprenante. C'était un gigantesque crustacé, traînant sur son dos un énorme coquillage, et d'un mouvement brutal de ses pinces il immobilisa Jorge, qui hurla de plus belle.
- Le fruit du crustacé, le modèle du bernard-l'hermite pour être plus précis, commenta Soles en réponse au dégout de Jun. Tu sais ce qui me permet d'exercer une telle autorité sur les membres de Zodiaque ? C'est que je suis l'un d'entre eux : le treizième signe, Ophiuchus. Et surtout, leur Dieu est mon père.
- Je vois, répondit Jun en le défiant du regard, tu es donc l'un des chiens de cet équipage.
- Un chien ? Tu veux rire. Pendant cinq ans, j'ai été le loup dans la bergerie. J'ai intégrée le cercle très privé des sages de Yega, me servant de ma meilleure arme, déclara-t-il en tapotant son index sur sa tempe. J'ai acquis pas à pas la confiance de la vieille Pankhu, j'ai réussi à me mettre dans ses petits papiers, si bien qu'elle m'a nommé adjoint. Dans l'aile Ouest, à laquelle nous étions les seuls à avoir accès, j'ai trouvé l'objet de nos recherches : cette stèle antique, et le poème qui y était inscrit.
- Mais pourquoi ne pas t'en être contenté ? Pourquoi la voler ?
- Nous avons cru que le poème suffirait, qu'il nous donnerait des indications assez précises, mais nous nous trompions. Cette tablette est bien plus que ça, et ces sages incompétents n'ont aucune idée de sa réelle valeur.
- Vous l'avez donc dérobée. Mais c'était sans compter sur l'arrivée de notre équipe, pas vrai ?
- Quoi ? Tu veux rire ? Evidemment que nous l'avions prévu, ça aussi. Ce n'était qu'une question de temps avant que ces pouilleux de Yega contactent la Marine. Mais qu'importe, qu'auriez-vous pu faire contre Zodiaque ? Ce qui nous a davantage contrarié, c'est elle, déclara-t-il en pointant Emmy du doigt. J'étais averti de ses pouvoirs, mais la connaissant si craintive et empotée, je ne pensais pas qu'elle se proposerait pour vous guider vers la stèle. J'ai sauté sur l'occasion de rejoindre mon équipage. Te séduire fut beaucoup plus facile que prévu, pauvre sotte que tu es. Cela m'a permis de gagner votre confiance, d'en apprendre plus sur tes camarades... Mais je ne savais pas dans quel bourbier j'avais mis les pieds. Tu es devenue si collante que tu ne m'a plus lâché d'une semelle, de jour comme de nuit. Il m'était impossible de contacter mes amis sans que tu t'en rendes compte. Déjà que cette gourde d'Igana m'avait dans le collimateur...
Il arrêta son récit pour passer la main dans ses cheveux, collés par le faux sang séchés.
- Tu n'as été que la dinde de l'histoire, ma pauvre. C'est fou ce qu'une pauvre fille désespérée peut faire par amour.
Soudain, il baissa les yeux : Jorge, bien que blessé et immobilisé par l'énorme crustacé du Cancer, avait agrippé sa botte avec fermeté.
- Je t'interdis de te moquer d'elle, tu m'entends ?!
Jorge, d'habitude si dégonflé, avait maintenant le regard brûlant de haine. Soles jeta un simple coup d'œil à son complice, qui acquiesça. Le bernard-l'hermite, progressivement, se changea en homme. Un vieil homme à la peau ridée, à la longue moustache rousse et aux petits yeux noirs, recouvert d'une épaisse armure de cuir et d'acier. Saisissant sur son établi une longue lance pointu, il cloua l'ours au sol et lui murmura à l'oreille :
- Si la force brute ne peut te juguler, peut-être que ta propre douleur le fera. Qu'en penses-tu ? ricana-t-il. Bienvenue dans mon armurerie, mon garçon. J'espère que mes bijoux vont t'arracher tes plus beaux hurlements.
- N'y va pas trop fort, Cancer. Tu sais que mon père ne supporte pas la violence, même si elle est parfois nécessaire.
Sur ces mots, il pointa sa propre épée vers Jun et Emmy.
- Vous l'aurez compris, je ne suis pas toujours de son avis. Désolé, ma pauvre Jun, mais on dirait que ton ami ne va pas pouvoir t'aider.
Il s'avança vers elle, lentement, mais lorsqu'il cligna des yeux, elle avait disparu. La douleur fut vive, le saisit à l'abdomen et aux bras d'un coup, comme si sa peau se déchirait de toute part. Juste derrière lui, Jun, les lames dégainées, avait déjà tranché.
- Ne t'en fais pas. Je n'ai besoin de personne.
...
Arthur avait fermé les yeux et pris une grande respiration. Il était face à une nouvelle porte, et il savait que le défi qui l'attendait derrière était de taille. Lorsque Peck l'interrogea d'un petit piaillement, il le saisit délicatement et lui caressa la tête.
- Peck, j'ai une mission pour toi. Envole-toi et va chercher le vice-amiral, d'accord ? Lorsque tu l'auras localisé, tu me mèneras à lui.
Le petit verplume dodelina de la tête tandis que sonmaître s'approchait d'une grande fenêtre. Il l'ouvrit et l'oiseau s'envolaimmédiatement dans la nuit noire et tempétueuse. Puis, Arthur se retourna, lamain sur son épée, et pénétra dans l'antredu Scorpion.