84. Ce qu'il voulait

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Ce matin, avant de partir m'entrainer, je lui ai laissé une lettre à côté de son oreiller. Il dormait si profondément que je ne voulais pas le réveiller.

L'été est enfin là, et les vacances avec. D'ici quelques jours, je retournerai à Paris avec mon fleuret pour les nationales. En ce moment, je n'ai pratiquement que ça en tête. Je veux me donner à fond. Même si je ne gagne pas, je veux faire de mon mieux pour que, quand il se réveillera, Cédric soit fier de moi. La vie, elle continue. Je ne vais pas m'arrêter de faire du sport parce que mon frère va mal. Je ne vais pas m'arrêter de vivre parce que je suis malheureux. Moi, j'ai la chance d'être en bonne santé et d'être entouré de ceux qui m'aiment, je n'ai pas le droit de me plaindre. Pour eux, pour être digne de leur amour, je dois avancer et essayer de sourire.

Je m'appelle Kilian, j'ai seize ans, je suis blond, et plus que jamais, je suis amoureux d'un garçon.

Certains rigolent ? Et alors ? C'est ma vie, c'est comme ça, je n'ai pas choisi ma couleur de cheveux, vous croyez quoi ?

Le reste, par contre, aussi étrange que cela puisse paraitre, je l'ai voulu. J'aurais pu me détourner d'Aaron, j'aurais pu être un adolescent comme les autres et passer du bon temps aux bras de ma petite copine. J'en ai eu une, et je l'aime toujours un peu, mais ce n'est pas elle que j'ai choisie. Si on ne peut pas décider ce qu'on est au fond de nous, on peut choisir qui on veut être et comment on veut vivre. Pour moi, il n'y avait qu'une seule évidence, je voulais être le petit ami d'un insupportable petit brun au grand cœur.

Lors de ma dernière année de collège, j'ai découvert que je l'aimais. Au début, je l'ai rejeté, je ne voulais pas l'accepter, ce n'était pas moi... et puis les évènements nous ont rapprochés jusqu'à ce que j'admette mes vrais sentiments. Et les aléas de la vie nous ont séparés. En rentrant au lycée, malgré ma capacité hallucinante à raconter des conneries, je me pensais enfin mature. Il aura peut-être fallu que Cédric ait un accident de voiture pour que je comprenne qu'au fond, je n'étais encore qu'un petit garçon. Je serais bien stupide de le nier. Après tout, je ne me sens jamais aussi bien que quand je peux me comporter comme un gamin. J'ai besoin d'être protégé, d'être inconscient et insouciant. Je n'ai pas peur de grandir, je veux juste avancer à mon rythme et profiter de chaque jour qui passe. L'adolescence peut-être belle quand on la partage avec les bonnes personnes. Ces années, je ne veux pas les perdre.

En un an, il s'en sera encore passé, des choses. Quand je regarde derrière moi, j'ai du mal à réaliser ce que je vois. Mes parents se sont déchirés autour de ma personne sur fond de secret de famille. J'ai aimé une fille au moment où je me destinais aux garçons et je suis retourné vers un garçon au moment où je me sentais bien avec une fille. Mon meilleur ami (plus roux que lui tu meurs) a réussi à garder, ou plutôt à récupérer, sa copine. Et puis, entre mon amoureux, Alia et les idées loufoques de Gabriel, j'ai l'impression d'avoir passé une année avec le caleçon plus souvent en bas des chevilles qu'aux hanches, et je n'en ai aucune honte. Parce qu'au final, je suis un adolescent tout ce qu'il y a de plus normal. Si je devais parler de la seule chose qui me différencie des autres, ce ne serait pas de la couleur de mes yeux, de ma sensibilité un peu trop voyante, de mon goût pour les mangas et les peluches, de mes fringues colorées, de mon talent à l'escrime, de ma naïveté, de mes facilités en math, de mes malheurs, ni même de ma sexualité un poil débridée pour une jeune de mon âge.

Non, tout ça, c'est normal. Des sportifs, il en existe des tas plus talentueux que moi, sinon, je gagnerais tout le temps. Et puis, tout le monde a des amis, tout le monde galère. Le bonheur, on lui court tous après. Des fois, on le chope, mais souvent, il s'envole. Je ne suis pas le centre du monde. Je ne suis pas le seul à m'en prendre plein la tronche, et je ne serai pas le dernier à m'en relever. Je suis normal car je ne suis qu'un autre de ces milliers de jeunes petits Français de mon âge, avec sa vie, ses joies, ses goûts, ses passions, ses occupations, ses peines, ses pleurs, ses coups de cœur et ses coups de gueule. Je suis normal car, même si je suis complètement différent des autres, rien de ce que je vis n'est à proprement parler unique. C'est plutôt l'accumulation de toutes ces choses qui me déterminent et font de moi Kilian Juhel et pas quelqu'un d'autre. Mais je ne suis que Kilian Juhel, un adolescent de seize ans comme on en trouve plein à chaque coin de rue. Certains pointeront du doigt que je préfère les garçons, mais qui peut aujourd'hui avoir la stupidité de prétendre que c'est une particularité ? Je suis un être humain, j'ai pas choisi mon espèce. Peut-être que si j'avais été une fourmi, j'aurai perdu mes ailes en m'accouplant avec une future reine. Et si j'avais été un escargot, j'aurais sans doute adoré être hermaphrodite, ça doit être marrant. Mais je suis un homme, et les hommes ne font pas l'amour que pour se reproduire, ils le font aussi parce qu'ils s'aiment et parce que ça leur fait du bien. J'ai des mains, des yeux, des lèvres, une langue et une peau pleine de capteurs qui recouvre tout mon corps, pourquoi devrais-je m'interdire de m'en servir ? Je n'ai rien à dire à ceux qui ne veulent pas comprendre. J'ai choisi de vivre comme je l'entends, alors je respecterai ceux qui choisissent de fermer leur cœur et leur esprit. C'est leur choix, après tout, et mon temps, je préfère le passer à aimer plutôt qu'à essayer de leur faire changer d'avis. De toute façon, ce n'est pas moi et mes seize pauvres années dont deux d'amour qui allons leur faire la leçon. Non, moi, je vais simplement vivre en essayant d'être heureux, comme la multitude de jeunes qui connaissent les mêmes tourments que ceux que j'éprouve. Même si c'est difficile, c'est encore la meilleure arme que nous ayons pour atteindre ceux qui refusent d'admettre que notre prétendue différence ne nous rend pas tant que ça différents d'eux. Ou pour les faire chier, mais ça, c'est pas mon problème.

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now