46. Pourquoi ?

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Dehors, le tonnerre grondait. Des trombes d'eau portées par un vent violent arrachaient petit à petit le revêtement d'un lycée perdu au beau milieu de la campagne suisse. Le bruit était tel que les élèves sursautaient plus souvent qu'ils ne travaillaient. En permanence, au premier rang, une aura noire semblait recouvrir un garçon aux yeux sombres, à tel point que personne n'avait souhaité s'assoir à côté de lui pour discuter, pas même Tess, sa petite copine attitrée, ni Laura, meilleure amie – à la limite de la passion – de la précédente. Étrangement, les filles préféraient largement parler entre elles des garçons plutôt que de trop les côtoyer, surtout quand ils tiraient la tronche. Le sujet du jour qui les animait était d'ailleurs particulièrement caustique : fallait-il gâter ses amoureux avec la langue ? Si Laura, qui cachait la direction de son regard sous ses longs cheveux frisés et ses épaisses lunettes rondes, était une partisane absolue du oui, Tess, elle, campait sur ses positions : plutôt mourir que de sucer un mec, même Aaron. Elle n'avait d'ailleurs pas manqué de le répéter encore et encore à son petit ami, quand bien-même ce dernier semblait s'en moquer et n'avait jamais vraiment réagi.

Et la pluie, elle, redoublait d'intensité. Pour Justin, dont les fesses étaient posées à quelques chaises de là, il y avait forcément un lien entre la colère des dieux et celle du brunet. Peut-être même Aaron était-il un des nombreux fils cachés de Jupiter et s'était emparé de la foudre de son père pour punir l'humanité tout entière de lui avoir dérobé son feu sacré. Après tout, les cheveux jaune flamboyant du fameux Kilian étaient ce qui se rapprochait le plus de ce qu'avait, un jour, volé Prométhée. Après plusieurs minutes d'observation silencieuse à tortiller ses mèches noires, le frêle adolescent aux yeux bleu-vert s'approcha de son camarade et commença à le renifler puis à toucher son épaule et son dos du bout de l'index.

« Ouaf ! »

Aaron ne se rendit même pas compte de l'aboiement lâché par ce drôle d'animal. L'e-mail qu'il avait reçu la veille lui était resté en travers de la gorge, et quand bien même il l'avalerait enfin, il n'était pas sûr qu'il pourrait un jour le digérer. Ce qui était arrivé à son Kilian, il ne pouvait pas l'accepter. Il n'arrivait même pas à considérer que cela puisse être vrai. C'était peut-être un mensonge. Martin était au moins aussi roux et donc traitre que Judas, c'était un signe qui ne trompait pas. Et pourtant, Aaron avait beau ne pas avoir fermé l'œil de la nuit, il ne pouvait nier la triste vérité. Les derniers SMS de Kilian tenaient bien plus de l'appel au secours désespéré que de ses habituelles gamineries. La seule chose qui avait empêché le jeune brun de se jeter par la fenêtre était la promesse de bientôt pouvoir resserrer dans ses bras le garçon qu'il avait laissé derrière lui au mois d'août. En attendant, il comptait les secondes. Approximativement, il lui en restait 259 500 à souffrir dans son coin, et chacune d'entre elles semblait être une fine aiguille qui lui transperçait la peau. Et alors qu'il se lamentait en silence, il sentit une langue lui lécher la joue du cou jusqu'à l'œil sans même chercher à éviter l'oreille.

« Putain, chaton, c'est crade ! Tu fous quoi là ? »

« Non, pas chaton ! Chiot ! Quand je fais le chaton, tu fais la tronche tout seul dans ton coin, donc j'ai décidé de changer d'animal ! Allez, lance-moi une balle, on s'emmerde là ! »

Aaron hallucinait. En tant que plus jeune élève de la classe, Justin avait décidé de se comporter comme un vrai gamin. L'idée était plutôt judicieuse : cela faisait craquer les filles et, mieux encore, le ténébreux du groupe. Aaron ne savait pas si la fraiche candeur du jeune lycéen lui plaisait pour ce qu'elle était, à savoir adorable, ou pour ce à quoi elle lui faisait penser, à savoir son amour perdu. Toujours est-il que, devant l'air volontairement stupide de Justin qui faisait le beau en tirant la langue, le brunet ne put s'empêcher de sourire et de chercher dans sa trousse une gomme à lui envoyer, puis de lui tapoter affectueusement le haut du crâne quand il la lui ramena entre ses dents. Avec ses quelques taches de rousseur sur le nez qui mettaient en lumière ses magnifiques yeux multicolores, le frêle adolescent avait un petit quelque chose qu'Aaron ne retrouvait ni chez Tess, plus occupée à discuter de ses ongles avec Laura et leurs autres copines, ni chez Jonathan, cloitré au fond de la salle en espérant que ni le ciel ni son tortionnaire ne lui tombe sur la tête, ni même chez aucun de ses camarades helvètes.

Ce qu'il voulaitTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon