53. Sacrifice

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Après avoir grimpé les nombreuses marches qui le menèrent jusqu'à l'appartement de son camarade de classe, Kilian aperçut la porte entrouverte. Il n'avait plus qu'à la pousser. Une étrange musique l'arrêta dans son mouvement et le figea sur place. Certaines notes douces et chaudes s'échappaient du salon. Dos à l'entrée, Gabriel tenait son violon dans ses mains, le regard braqué sur le mur opalin. Même s'il ne pouvait le voir, Kilian en était sûr, son ami fermait les yeux. Il ne jouait pas de la musique, il vivait sa musique. Cet appartement était son château, et lui, il voletait au-dessus dans le ciel, tel un ange innocent. Le blondinet connaissait cette musique, mais n'arrivait pas à y mettre un nom. Sans doute provenait-elle d'un de ses dessins animés japonais préféré qu'il avait regardé la tête contre l'épaule d'Aaron. Oui, cela devait être ça. Le son qui le paralysait semblait tout droit provenir de la cité de Laputa. Frigorifié, en chaussons et en pyjama, le lycéen n'arrivait pas à franchir le seuil de ce qui lui semblait être un sanctuaire.

« Entre, Kilian... »

L'artiste tenait son archet du bout des doigts contre sa jambe. Il ne se retourna pas. C'était comme s'il avait senti la présence du blondin. Pour sonner à cette heure-ci un samedi soir, cela ne pouvait être que lui. L'adolescent aux iris d'émeraude fit trois pas jusqu'au milieu de la petite pièce, ses mains bleues glissées sous ses aisselles comme pour les réchauffer. Ses joues légèrement roses scintillaient et reflétaient la lumière de l'abat-jour. La tête baissée, il renifla pour s'aider à retenir ses larmes. Il ne savait pas pourquoi ni comment, mais c'était comme s'il se sentait attiré comme par magie en ce lieu à chaque fois qu'il allait mal. Il était un papillon de nuit et Gabriel, la lampe sur laquelle il voulait se poser, au risque de se bruler les ailes. Il ne cherchait même pas à lutter contre ce destin. Il savait que ce qui l'avait conduit dans ce petit duplex, ce n'était pas tant la tristesse ou le désespoir que le besoin de tendresse. L'horloge affichait presque vingt-deux heures. Il avait donc erré pendant de si longues minutes dans le froid de l'automne ? C'était normal si ses muscles le tiraient et si son corps ne répondait plus de manière logique.

Brisant le silence, Gabriel s'approcha de son invité surprise et lui passa ses doigts ronds sur la nuque, les pommettes, les yeux et la bouche. Au contact du corps frigorifié de Kilian, il frissonna et le tira d'un coup décidé par la manche vers la salle de bain.

« Je sais que tu n'aimes pas ça, mais bain brulant obligé ! T'es un glaçon là ! Tu me raconteras après ce qui t'amène ! »

« Tu le prends avec moi ? », implora juste le jouvenceau, pour qui se soumettre à l'eau chaude était un véritable supplice. Il ne pouvait accepter une telle torture que si elle s'accompagnait de la part de celui qui la lui infligeait d'un sacrifice au moins aussi important que le sien.

Gabriel hésita quelques secondes avant de jeter au sol toutes ses affaires, à l'exception de son caleçon. D'un geste réflexe de la main, il couvrit son nombril, ce petit morceau de chair qui faisait sa fierté et qu'il considérait depuis toujours comme plus intime que le reste. Il venait de se laver et n'avait aucunement l'intention de replonger dans la baignoire, mais il ne pouvait se résoudre à argumenter contre son camarade. Quels que pouvaient être ses arguments, ils n'étaient rien à côté des yeux verts suppliants de Kilian.

Parfaitement dévêtu, le lycéen aux cheveux dorés se glissa, recroquevillé, entre les genoux du châtain. Ce dernier se saisit de la douchette et la lui passa sur tout le corps. Les yeux clos, Kilian sentit le liquide bouillant pénétrer son épiderme. Le choc des températures entre le froid glacial de la rue et les bras brulants du petit artiste lui donna envie de crier, ce qui se traduisit juste par un long ronronnement. La main dans un gant, Gabriel entreprit de lui frictionner le dos et le ventre pour réactiver sa circulation sanguine. Quand enfin le bel adolescent sentit ses forces lui revenir, il commença à raconter ce qui l'avait poussé à cette fugue improvisée. Ce n'était pas du désespoir, mais plus une forme de rage qui le bouffait de l'intérieur.

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now