66. Les dérives d'un amour paternel

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Bonjour Kilian,

Je sais que tu aurais sans doute préféré des explications en tête à tête. Tu as raison, tu les mérites. Peut-être trouves-tu étrange de recevoir une lettre plutôt qu'un e-mail ou un coup de fil. C'est malheureusement ma seule façon de te parler. Il faut croire que certains parents rétrogrades pensent que priver leur progéniture de toute modernité est la plus ultime de toutes les punitions. Cela leur ressemble bien, ils aimeraient tellement qu'on leur ressemble. Cette lettre, je ne sais pas quand tu la liras ni même quand je pourrai te la remettre. J'espère bientôt.

T'ai-je déjà dit que je t'aimais ? Je t'ai souvent taquiné sur ta « différence », mais je n'ai pas le souvenir de t'avoir clairement dévoilé mes sentiments, comme tu l'as si souvent fait avec moi. Je t'ai embrassé, je me suis offerte à toi, mais te l'ai-je vraiment dit ? Oui, peut-être une fois, le soir de cette fête qui n'est pas celle de mes gens, dans la cabane. Mais à ce moment-là, je n'étais plus moi-même. J'étais autre chose, j'étais à toi. Et pourtant...

Je t'aime.

C'est peut-être et sans doute trop tard pour le dire, mais je t'aime, Kilian. Dès que mes yeux se sont posés sur tes cheveux cet été, je suis tombée sous ton charme. Dès que tu m'as souris, je t'ai trouvé adorable. Dès que tu m'as parlé, j'ai senti mon cœur battre à un rythme différent.

Puis je t'ai haï de toutes mes forces, et encore aujourd'hui, j'ai du mal à complètement te pardonner. Je t'ai reproché ton comportement injuste. Toi et Aaron, vous vous êtes joués de moi. Peut-être étais-je trop naïve, peut-être fus-je la complice inconsciente de vos amusements. Après tout, je cherchais aussi à oublier un passé trop présent et une déception bien dure à cicatriser. Mais vous, vous m'avez vue comme du bétail, comme un trophée à conquérir pour montrer à l'autre votre valeur, oubliant que j'étais un être humain. Je voulais vous croire sincères. Être courtisée me faisait du bien. Je me sentais vivante et désirée.

Puis j'ai découvert la vérité, en même temps que tous les autres. Ton cœur lui appartenait, et moi, je n'étais rien.

À table, j'ai toujours entendu du mal des homosexuels. Quand je n'étais qu'une enfant, on m'a raconté l'histoire d'un cousin qui avait mal tourné et à qui l'enfer était promis. Son crime était le plus odieux de tous, pire que le vol, le viol et le meurtre. Il aimait. De ce fait, c'était l'honneur de toute la famille qu'il salissait.

Pourtant, j'ai été élevée pas des parents aimants, j'ai connu l'affection de mes proches et la tendresse. Le sentiment de mon père pour mon cousin était la miséricorde. En le rejetant avec les autres, il pensait le sauver, lui montrer le chemin et l'aider à atteindre ce bonheur qui, à ses yeux, se trouvait dans le respect des règles et des valeurs. Cela ne l'a pas empêché de les transgresser allègrement des centaines de fois. Mais bon, c'est mon père... Il s'est forgé ses propres traditions.

Peut-être ai-je suivi son exemple, peut-être me suis-je projetée dans la même haine par simple préjugé, ou par amour de mon prochain. Si quelqu'un à côté de toi vole ou frappe un innocent, ne vas-tu pas lui dire que c'est mal ? Si un de tes amis se drogue et se détruit, ne voudras-tu pas à tout prix le sauver ? Si tes propres enfants font des bêtises, ne vas-tu pas les punir, justement parce que tu les aimes ? Voilà peut-être la raison pour laquelle je t'ai giflé cet été lorsque j'ai découvert la vérité. Peut-être que, déjà, je t'aimais. Avoir des certitudes est sans doute le pire de tous les venins, surtout quand il rend aveugle.

Pourtant, je n'ai jamais pu prendre pour argent comptant ce que me racontait mon père. Même si je l'aimais et l'admirais, j'avais un autre modèle qui m'apprenait la vie. Ma grand-mère. Si mon papa m'a expliqué le respect des règles et des normes, ma mamie m'a montré comment les transgresser. Toute sa vie, je l'ai vu se battre pour la cause des femmes et pour leurs libertés, si souvent bafouées dans le monde entier.

Ce qu'il voulaitWo Geschichten leben. Entdecke jetzt