43. Sohan

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« En garde ! Prêts ? Allez ! »

Kilian avait une revanche à prendre. S'il avait bien vaincu Pierre lors de leur dernier match officiel et à plusieurs reprises lors d'entrainements communs, il avait toujours en travers de la gorge sa défaite de l'année dernière, en finale de la fameuse compétition d'automne, la plus importante localement après les régionales. Son meilleur adversaire l'avait défait dans ce qui était resté une très mauvaise journée. Même date, même heure, même endroit un an après, les deux escrimeurs étaient heureux de se retrouver face à face. L'affiche était attendue et ne surprenait personne. Après tout, ils étaient de loin les meilleurs de leur génération à plusieurs dizaines de kilomètre à la ronde. Au bout de quelques minutes, le score affichait 5-4 pour le blondinet. Pour le soutenir, ils avaient été nombreux à faire le déplacement : Jean-Pierre, le maitre d'armes, Sohan, son ainé au club et partenaire d'entrainement ainsi que Cédric et Sandra, qui devaient en profiter pour passer une soirée en amoureux juste après. Aux yeux de Kilian, c'étaient surtout les absents qui comptaient. Martin avait préféré céder aux exigences de Yun-ah qui prétendait qu'il ne s'occupait pas assez d'elle. Gabriel, il ne lui avait pas reparlé depuis l'incident de l'avant-veille. En fait, pour le punir d'avoir levé la main sur lui, Kilian avait décidé de lui faire la gueule pendant une semaine complète, jusqu'à leur prochaine séance. Même si l'adolescent aux yeux verts comprenait cette gifle méritée dont le but était de le sauver de lui-même et même si elle lui avait fait beaucoup de bien, il avait encore du mal à l'admettre publiquement. Ce n'était pas grave, cela viendrait sans doute avec le temps. 9-7 pour Pierre. Quelque chose clochait. Le geste de Gabriel aurait dû le remettre sur les rails et lui permettre de se focaliser sur l'essentiel. Et pourtant, il n'y était pas. Ses muscles étaient lourds, sa technique bien moins précise que pendant les entrainements et sa rage de vaincre, absente. Ou plutôt, ailleurs, comme prisonnière au fond du Lac Léman. 12-9. Tous ses premiers matchs, il les avait passés comme autant de formalités, sans réfléchir ni avoir à forcer son talent. Alors qu'il avait enchainé les touches, il n'avait eu qu'une seule chose en tête, le SMS que lui avait envoyé Aaron quelques minutes avant d'enfiler son masque.

« Bonne chance pour ta compète cette après-midi. Quels que soient tes résultats, je t'aime ! ».

Ce message avait résonné dans son crâne à chaque assaut sans vouloir s'évaporer. Et maintenant qu'il en était au moment fatidique, il n'y avait plus d'escrime, tout juste les mots du brunet. Aaron lui souhaitait bonne chance, Aaron l'aimait, mais Aaron n'était pas là. Si le blondinet l'emportait, avec qui partagerait-il l'instant ? S'il gagnait, quelles lèvres le récompenseraient ? S'il triomphait, qui se jetterait à son cou pour lui crier des mots d'amour ? À quoi bon lutter si la victoire a un goût encore plus amer que la défaite ? Kilian savait que Gabriel avait raison, qu'il était en train de se détruire et qu'il faisait n'importe quoi. La gifle lui avait ouvert les yeux, mais elle n'avait apporté aucune solution. Le problème était plus profond qu'un simple mauvais comportement. L'adolescent n'avait tout simplement plus la force de se battre. Le match n'était pas encore terminé, mais, déjà, il était ailleurs. De chaudes et grosses larmes lui coulaient sur le visage. Derrière son masque, personne ne pouvait l'entendre crier ni le voir pleurer. Et juste après la dernière touche, il tomba à genoux, comme s'il était incapable de tenir debout. 15-10, cette victoire était sans doute la plus éclatante de Pierre ; la défaite de Kilian, la plus amère.

Tout son club s'était jeté sur le vainqueur du jour pour le féliciter, mais il les avait tous repoussés après avoir envoyé valser son épée et ses protections derrière lui. Furieux et incapable de profiter du succès, le jeune champion avait agrippé le vaincu du jour par le col. Sa colère était telle que son visage s'était couvert d'une teinte ocre et que ses yeux brillaient dans le vide.

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now