50. Melopoeia

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La vie. Un torrent qui s'écoule, balayant tout sur son passage jusqu'à se jeter dans l'inconnu. Au bout du voyage, pour chaque navire, la fin du monde, le vide, le précipice, le néant. Tout en laissant ses doigts agiles courir sur son piano, Aaron se sentait le triste capitaine de sa propre destinée. Son bonheur emporté en plein naufrage, il ne pouvait que sombrer avec. Plus ses ongles fins tapaient sur le bois des touches, écorchant petit à petit la fine couche de vernis, plus ils lui faisaient mal et plus il cognait fort, allant jusqu'à faire vibrer tous les murs de son logement familial. Entouré des portraits oppressants de Kilian placardés aux murs, il laissait s'écouler de chaudes et lourdes larmes qui venaient taper le clavier et qui accompagnaient, à leur manière, les râles de sa gorge qui composaient une étrange mélopée. Pendant la deuxième semaine de vacances, il était resté seul, chez lui, ne sortant que pour se soumettre aux désirs de son père, sans voir personne d'autre que ses trois chats et son chien. Les animaux eurent droit aux plus gros câlins de leur existence. Si Choupette, Blako et Roukou préféraient s'enfuir dans la cuisine à la recherche d'une pâtée à dévorer ou d'une pelote de laine avec laquelle jouer, Mistral, son fier ami aux poils blancs si agréables au toucher, lui resta fidèle jusqu'au bout, allant jusqu'à mordiller la main de son maître quand ce dernier se lamentait seul sur son canapé, comme pour l'inviter à jouer ou, du moins, à faire semblant de vivre.

La seule chose qui l'aidait à feinter la joie, c'était l'assurance que Kilian allait bien. Tous les soirs, l'amour de sa vie lui racontait ses journées aux bras de « Lili », cette Méduse dont il ne devait surtout pas croiser le regard. Pour rire, le blondiniais lui avait expliqué que découvrir le visage ou le nom de la gorgone le figerait immédiatement en pierre. Aaron n'avait pas cherché plus loin. Savoir que son cher lionceau acceptait enfin d'avancer sans lui était tout ce qu'il avait toujours souhaité depuis la rentrée. Pourtant, apprendre que Kilian avait embrassée par lui-même cette fille, qu'il trouvait cela magique et qu'il l'aimait un peu avait fait naitre un autre désir dans le cœur du brunet, celui de définitivement disparaître pour ne pas être un obstacle à cette charmante romance, ni devoir souffrir de la supporter.

Après des débats interminables avec son chien qui le regardait bêtement sans rien comprendre avant de lui lécher la joue, le nez et même la bouche, Aaron en vint à la seule conclusion qui pouvait expliquer son état de délabrement. La jalousie était en train de prendre le pas sur sa passion, mais il ne pouvait rien dire. Kilian passait avant son droit de se plaindre. Si, pour que le blondinet soit heureux, il devait abandonner son propre bonheur, et par la même occasion perdre tout ce qui comptait à ses yeux, alors soit, il l'accepterait. Il l'avait promis. Trois choses, cependant, lui donnaient envie de fracasser violemment son piano, même si ce dernier – construit dans un bois des plus robustes – refusait toujours de céder sous ses coups de poignet : Kilian s'épanouissait sans lui et lui manquait encore plus qu'après leur séparation du mois d'août ; il avait l'obligation de s'éloigner de Tess, il avait promis ; et enfin, Justin, son adorable chaton, ne lui parlait plus et ne l'appelait même plus par son surnom. De tous les coups durs, c'était peut-être celui-là le pire. Durant deux mois, le frêle adolescent avait été la source de sa joie, la fontaine de sa quiétude et, telle l'eau qui composait son corps, la base même de sa survie. La colère de Justin avait fait s'assécher son cœur. Le dernier soir des vacances, à table, Aaron craqua. Se levant et pointant un index inquisiteur vers son père, il explosa.

« Je veux rentrer à Lyon. Que tu le veuilles ou non, je m'inscris en première à Voltaire. Je n'ai pas ma place ici, je tourne en rond, j'm'emmerde, j'ai pas d'amis, j'ai pas d'avenir. Nan, en fait, j'ai même pas d'présent. J'en ai ma claque d'être le fils modèle à son papa, de devoir faire bonne figure devant tes amis politiques en parlant des derniers livres que j'ai lus et qui te rendent si fier de moi alors que je pourrais raconter n'importe quoi, tu n't'en rendrais même pas compte. La dernière fois que t'en as ouvert un, tu devais avoir mon âge, et en plus, tel que j'te connais, t'as dû juste regarder la quatrième de couverture. Désolé, mais j'ai fait mon choix, si tes potes de gauche te demandent pourquoi j'me suis cassé, tu diras que ton gosse est gay et que tu l'as autorisé à être heureux, en pure démago, ils trouveront ça génial. Et si ce sont tes amis de droite qui s'inquiètent de plus me voir sur la photo, bah tu leur diras aussi que je suis gay, mais que tu m'as répudié et jeté de la maison. Comme ça, au royaume des connards, tu passeras pour le roi. Évite juste de pas gaffer, tes copains d'un bord comme de l'autre sont quand même super cons, faudrait pas mélanger les argumentaires. Moi, je rentre m'occuper de Kilian, je suis en train de le perdre, et ça, c'est hors de question, je me suis trop battu pour l'avoir l'année dernière. Je dois être avec lui, j'ai pas le choix, et... et toi non plus. Ou il est malheureux sans moi et je me flingue, ou il est heureux avec quelqu'un d'autre et celui-là, j'le bute. Dans les deux cas, ça serait super mauvais pour ton avancement ! »

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now