▬ Chapitre 11 : 1916.

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   24 septembre 1916.

   Bataille de la Somme, France.

   Hôpital de la brigade St. John.

- C'est vraiment horrible, murmure Suzie en se mordillant la peau du pouce autour de l'ongle comme elle a l'habitude de faire.

   A chaque fois que Sœur Margaret attrape une des infirmières à se ronger les ongles ou même à se passer les mains sur le visage pendant leur service, elles se prennent un sermon qui suit toujours les mêmes grandes lignes : «Allez-y, mademoiselle, portez vos doigts à la bouche et infectez-vous vous-mêmes à la fièvre typhoïde, comme ça vous la transmettrez à tous ces pauvres hommes qui sont à votre merci par la même occasion».

   Mais aujourd'hui, Sœur Margaret est bien trop occupée à suivre le Docteur Barnbridge comme son ombre pour remarquer le geste de Suzie.

   L'hôpital est étrangement silencieux. Aujourd'hui, le Docteur Barnbridge fait une ronde dans le service afin de décider, pour chaque patient, s'il est ou non apte à retourner au combat. Les choses s'activent au front et il a reçu l'ordre de renvoyer le plus de soldats possibles se faire massacrer - peu importe que certains arrivent à peine à garder quelque chose dans l'estomac sans le vomir dans la minute qui suit comme le patient numéro quatre, qui vient de recevoir son ticket de sortie de l'hôpital et son ticket d'entrée vers la mort par un simple mouvement de crayon du docteur.

   Alma et les autres infirmières se tiennent alignées comme il se doit dans un coin de la salle, suivant du regard le jugement dernier s'abattant sur les pauvres hommes. De temps à autres, Sœur Margaret essaye de convaincre le docteur que le fait de renvoyer untel patient au front, vu son état pitoyable, serait faire honte aux armées de Sa Majesté Le Roi, mais le Docteur Barnbridge ne se laisse pas amadouer par notre infirmière en chef.

   Numéro dix n'est même pas conscient que son retour au front vient d'être ordonné. C'est un petit homme qui ressemble plus à un vieillard qu'à un soldat et Alma sait, pour s'être occupée de lui ces derniers jours, qu'il ne réagit plus à rien et a l'air d'être mort. Pas physiquement, mais à l'intérieur. Dans sa tête. Et c'est bien cela le problème : physiquement, numéro dix n'a aucune blessure, aucune maladie. Il n'y a donc aucune raison qu'on ne lui force pas une arme à la main pour qu'il serve son roi et sa patrie. 

   Numéro onze et douze ont le droit de rester à l'hôpital. Au premier, il manque une jambe, au second, la moitié du visage : voilà pour le docteur des raisons légitimes pour échapper au front. Numéro treize a la grippe : là aussi, il a le droit de rester ici parce que la dernière chose dont nos armées ont besoin, c'est une énième épidémie dans les tranchées.

   Numéro quatorze repart au champ de bataille. Et numéro quinze...

   Numéro quinze, c'est monsieur Shelby. Lorsqu'elle voit le docteur s'approcher de lui, assis au bord de son lit parfaitement fait, Alma sait qu'elle a fait une erreur au moment même où elle a retenu son nom. 

   Car donner des noms aux patients, c'est avoir des noms auxquels on peut se souvenir, des noms que l'on peut insérer dans des prières.

   S'il vous plaît, pas monsieur Shelby. Il est trop blessé, trop jeune pour mourir dans ces affreusetés que sont les tranchées. Il y a des gens qui l'attendent à Birmingham - une tante, trois frères, une soeur...

   Elle inspire lentement et se force à ne pas détourner la tête pendant que le médecin examine la main de monsieur Shelby. Dès que Sœur Margaret remarque que l'une des infirmières est un tant soit peu trop attachée à un des patients - et Sœur Margaret considérerait déjà le fait d'en connaître le nom comme étant de trop -, elle prend généralement l'infirmière en question à part et lui fait la morale pendant une bonne dizaine de minutes. Alma ne s'est jamais retrouvée dans cette situation, mais rien que le fait de s'imaginer Sœur Margaret lui remonter les bretelles parce que pour une fois, elle a considéré les patients non pas comme des pions de l'armée britannique, mais comme des humains qui ont des prénoms et des vies lui donne la nausée.

   Le docteur examine la main de monsieur Shelby sous tous les angles possibles. Il défait le bandage qu'Alma avait posé il y a à peine deux heures, inspecte la plaie dans les moindres détails. Ensuite, il lui pose quelques questions dont Alma n'arrive pas à entendre le contenu.

   Et enfin, le docteur note quelque chose sur du papier et passe au patient suivant. Sœur Margaret fait un signe de tête en direction des infirmières pour que l'une d'entre elles se charge de remettre en place le bandage défait par le docteur et Alma ne se fait pas prier pour s'en charger. Tandis que le docteur Barnbridge et Sœur Margaret enchaînent les patients suivants, s'éloignant petit à petit du lit de numéro quinze, Alma repose correctement le pansement de monsieur Shelby avec une telle minutie que Sœur Margaret lui dirait certainement de ne pas perdre autant de temps si elle la voyait faire.

   Mais les patients renvoyés au front partent dès demain à l'aube, ce qui veut dire que c'est probablement la dernière fois que monsieur Shelby aura sa main correctement pansée. Et s'il s'agit déjà de la dernière fois, autant que cela soit fait proprement.

- Je reste ici.

   Il a prononcé cette phrase d'une voix si basse que pendant une fraction de seconde, Alma a cru l'avoir imaginée. Mais lorsqu'elle croise la lueur de... d'espoir? de soulagement? dans son regard, elle réalise que ses oreilles ne lui ont pas fait défaut.

   Il reste ici.

   Pour la première fois depuis bien longtemps, elle sent un sourire apparaître sur son visage. Au moins un de sauvé - pour l'instant, en tout cas. Il lui rend un petit sourire. Et...

- Alma Devonshire! s'exclame tout à coup une voix masculine qu'elle ne reconnaît pas. J'ai un message pour Alma Devonshire.

   Un message? Personne ne lui écrit jamais, pour la simple et très bonne raison que personne ne sait qu'elle est ici.

   Elle se redresse brusquement en manquant de faire tomber les rouleaux de pansements propres qu'elle avait en main. De l'autre côté de la salle, un jeune homme qui porte la tenue qu'abordent généralement ceux s'occupant de la poste et des télégrammes se tient sur le seuil de la porte et attend qu'elle se manifeste. Alma cherche l'approbation de Sœur Margaret du regard puis. Sa supérieure se contente de lui répondre par un haussement d'épaules désintéressé. Alma jette un dernier coup d'œil en direction de monsieur Shelby avant de se diriger vers le messager.

   Un message n'est pas du tout une bonne nouvelle. Elle essaye de s'imaginer son contenu et son expéditeur, mais à part des scénarios catastrophes dans lesquels Oswald aurait découvert qu'elle était ici, rien ne lui vient à l'esprit.

- Je suis Alma Devonshire, se présente-t-elle lorsqu'elle arrive à son niveau.

   Le messager lui tend un petit rectangle de papier jauni : un télégramme. Elle remercie le jeune homme et attend que ce dernier reparte avant d'oser lire ce qui est écrit sur le papier.

   Ce ne peut pas être de la part d'Ossie. Elle a utilisé le nom «Devonshire» depuis le jour où elle s'est enrôlée au programme de formation d'infirmière. Elle aurait également changé de prénom, mais «Alma» n'est pas particulièrement rare. Même si Oswald épluchait tous les registres d'infirmières britanniques, il ne pourrait pas deviner comme par magie laquelle serait la bonne. Et de toute façon, il ne sait même pas qu'elle est en France, ni qu'elle est devenue infirmière. Elle ne pense même pas qu'il la soupçonne d'une telle chose, d'ailleurs ; elle s'imagine plutôt que son frère a dû croire qu'elle s'est enfuie avec Dieu sait quel jeune homme jusqu'en Amérique ou quelque chose de ce style.

   Non, ce télégramme ne peut pas être de lui. Peut-être qu'il existe une vraie Alma Devonshire et que ce message était destinée à son éponyme? Ou peut-être...

    Ou peut-être que ses pires craintes viennent de se réaliser en une seconde.

O. SAIT QUE TU ES EN FRANCE

NE SAIT PAS OU EXACTEMENT MAIS CHERCHE ET VA TROUVER

FAIS ATTENTION

   MARY

   Et merde.

Thomas Shelby » Peaky BlindersNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ