▬ Chapitre 20 : 1916.

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   30 septembre 1916, 07h01.

   Bataille de la Somme, France.

   Hôpital de la brigade St. John.

   Suzie a eu l'air surprise de voir Alma rentrer à l'hôpital hier soir. De toute évidence, elle s'attendait à ce que les nouveaux mariés profitent de leur nuit de noces ; d'autant plus que c'est peut-être la dernière fois qu'ils se verront de toute leur vie.

   L'idée de passer la nuit avec monsieur Shelby a également traversé l'esprit d'Alma - et elle suppose que la réciproque est également vraie -, mais une grossesse non désirée est la dernière chose dont elle a besoin en ce moment ; surtout au vu de l'absence de leur projet de vie commune.

   Malgré le fait qu'elle se soit retrouvée seule dans son lit, Alma n'a presque pas fermé l'œil de la nuit. Elle a passé des heures à rejouer en boucle les événements de la journée dans sa tête, à se demander si tout cela s'était réellement passé.

   Et à se demander comment la vie pouvait être si cruelle. Car d'ici le lendemain matin, tout aura disparu. 

   Alma sait qu'elle devrait s'en vouloir. Sait qu'elle devrait regretter de s'être attachée - si pas à monsieur Shelby, alors au moins à ce qu'il a momentanément représenté.

   La sécurité. Quelque chose de très éloigné de la guerre. Quelque chose de très éloigné de la mort, de la souffrance, du bain de sang dans lequel ils nagent quotidiennement.

   Mais Alma n'arrive pas à regretter de s'être laissée aller. Car cela lui feront au moins des souvenirs heureux vers lesquels elle pourra se tourner quand plus rien n'ira. 

   Et plus rien n'ira. Ou plus précisément, plus rien n'est déjà en train d'aller. 

- J'ai entendu des soldats dire qu'on était en train de gagner la guerre, lui dit Suzie d'elle en guise de réconfort.

   Alma sourit faiblement en guise de réponse même si Suzie ne voit pas son visage de là où elle se trouve. Elles sont côte à côte dans la cour devant l'hôpital, à regarder les soldats charger et décharger du matériel d'une demi-douzaine de camions militaires. Le régiment Warwickshire 1/1 a établi son camp à quelques centimètres de l'hôpital pour la nuit dernière et s'apprête à repartir d'ici une ou deux heures. Du régiment Warwickshire 1/1 font partie deux frères de monsieur Shelby, Arthur et John, et bientôt Thomas lui-même.

   Elle ne l'a pas revu depuis hier soir. Ce matin, elle s'est empressée de réaliser sa première ronde parmi les patients le plus rapidement possible dans l'espoir de le revoir avant son départ, mais maintenant...

   Maintenant, elle n'est pas certaine de vouloir le voir une dernière fois. Car elle sent d'ores et déjà sa gorge se resserrer, et parvient très bien à anticiper les larmes lui venir aux yeux dès que...

   Et voilà, le voilà. Il se tient à l'autre bout de la cour. Etant donné la météo grisonnante, les soldats qui vont et viennent près des camions forment un tout presque indivisible, anonyme. Mais lorsqu'elle distingue son visage, elle le reconnaît très clairement.

   Il discute avec deux autres soldats - l'un a l'air un peu plus âgé, l'autre plus jeune. Ils ne se ressemblent pas particulièrement, mais elle devine - à la façon dont il donne un coup amical dans le dos du plus jeune, à la façon dont le plus âgé fait de même - qu'ils s'agissent ici de ses frères. 

   Et voilà, le mariage a porté ses fruits pour lui. Son départ a été retardé d'un jour ; il est désormais réuni avec ses frères. 

- Il est là bas, près du camion, l'informe Suzie en pointant du doigt dans ladite direction. 

    Alma répond par un hochement de tête.

- Tu ne vas pas dire au revoir, Alma?

- Je ne veux pas les déranger, répond-elle en lissant le tablier de sa tenue de travail pour se donner de la consistance.

- C'est ton mari qui part à la guerre! Vas-y ou j'appelle son nom pour que cela soit lui qui vienne ici - et crois-moi quand je te dis que je sais crier fort, parce que...

- D'accord, d'accord, capitule Alma en réprimant un sourire. J'y vais.

   Elle se met à marcher dans sa direction - un peu parce qu'elle n'est pas certaine que Suzie ne se mette pas à hurler son nom dans la cour ; un peu parce qu'elle a effectivement envie de le voir une dernière fois.

   Alma n'a pas traversé la moitié de la cour que Thomas Shelby marmonne quelque chose à ses frères - des excuses, probablement -, puis se dirige vers elle.

   Elle est soulagée de voir que lui aussi a du mal à réprimer un demi-sourire.

- Miss Devonshire, la salue-il une fois qu'ils se tiennent un peu à l'écart. 

- Monsieur Shelby. Vous avez retrouvé vos frères, si j'ai bien compris.

   Il hoche la tête.

- J'ai retrouvé mes frères, grâce à vous. Merci.

- Les «mercis» ne sont pas nécessaires, répond-elle en entreprenant de lisser à nouveau le tablier de sa robe, étant donné que je suis tout aussi gagnante de la situation que vous-mêmes. 

- Passer quelques modestes heures en ma compagnie vous a donc tant plu que cela? plaisante-t-il en feignant d'ignorer la véritable raison de leur mariage.

- Ce furent des heures passées en fort bonne compagnie.

   Il répond par un sourire en coin et Alma fait mine d'être soudainement fascinée par une pelote de poussière sur la manche de sa robe pour ne pas avoir à croiser son regard. Pendant quelques instants, ils restent plantés ainsi en silence jusqu'à ce que Thomas Shelby ne reprenne la parole.

- Je sais que ce n'est probablement pas très correct de ma part de suggérer cela, mais... (Il fait disparaître ses mains dans les poches de son pantalon.) dans l'optique où je ne décéderais pas dans les jours à venir, cela va de soi, seriez vous intéressée par d'autres heures à passer en ma modeste compagnie?

- Je vais y réfléchir, répond-elle évasivement alors qu'elle n'a pas besoin d'y réfléchir une seconde.

- Parfait. Tenez-moi au courant de vos réflexions, dans ce cas. Si jamais... (Il fait un pas en arrière, incline un peu la tête sur le côté d'une façon qui lui donne un air tellement adorable que cela en fait serrer le cœur d'Alma.) Vous avez déjà mon nom et mon numéro de soldat, mais si jamais la guerre ne s'éternise pas et que vous passez par hasard à Birmingham, vous me trouverez au 12, Watery Lane.

   Il y a quelques jours à peine, l'idée de remettre un seul pied sur le sol britannique ne lui aurait même pas traversé l'esprit. Mais maintenant...

- 12, Watery Lane, répète-t-elle. Tâchez de rester en vie dans ce cas, monsieur Shelby.

 * * *

Pour les prochains chapitres, on reprend le rythme de croisière ordinaire du mardi et samedi! (Et pour me faire pardonner pour ces publications un peu irrégulières, je peux vous spoiler que le prochain chapitre est 1) un que je trouve particulièrement qualitatif ; 2) du point de vue de notre Tommy.)


Thomas Shelby » Peaky BlindersTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang