▬ Chapitre 4 : Alma.

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- Je vais vous laisser, marmonne Arthur Shelby en passant à côté d'Alma pour sortir de la pièce, je suis sûr que vous avez plein de choses à vous dire.

   Encore un euphémisme.

   Arthur Shelby referme la porte derrière lui. Au moment où elle entend les pas de ce dernier s'éloigner dans le couloir, Alma réalise qu'elle espérait que Thomas Shelby était en train d'attendre que son frère parte pour lever les yeux de son bureau, histoire de leur laisser un peu d'intimité.

   Etant donné qu'elle le pensait mort, Alma n'a jamais vraiment imaginé à quoi pourrait ressembler leurs retrouvailles sept ans plus tard. Si on lui avait posé la question en 1916, elle aurait répondu sans hésiter : des larmes, des embrassades, des baisers maladroits, des «laisse-moi regarder comme tu es jolie», «est-ce que je t'ai manqué, Alma?»...

   Mais il ne lui a pas fallu dix secondes pour réaliser que rien de tout ça ne se produira. 

   Il savait qu'elle n'était pas morte. Et pourtant...

   Après avoir brièvement levé sa plume du papier, Thomas Shelby continue finalement d'écrire ce qu'il est en train de noter comme si elle n'était pas là.

   Il écrit. Il écrit, il écrit et il écrit. Et elle reste plantée sur place, à l'autre bout de la pièce, son petit sac noir entre les mains.

   Il écrit, il écrit et il écrit. Pendant un instant, Alma espère que la seule raison pour laquelle il l'ignore, c'est qu'il n'a pas réalisé que c'était elle qui était là - elle, sa Alma avec qui il avait prévu de rentrer à Birmingham après la guerre - il y a un hôpital à Small Heath non loin de là où habite sa famille, lui racontait-il, elle pourra travailler en tant qu'infirmière là bas jusqu'à ce qu'ils aient des enfants et même après si elle veut, et...

- Je suppose que ton frère t'a informé de ma visite ce soir.

   Il a prononcé cette phrase d'une voix qu'elle ne reconnaît pas. Plus grave que d'habitude, plus... froide, distante. Formelle.

   Il faut quelques secondes à Alma pour formuler une réponse.

- Oui.

   Voilà tout ce qu'elle arrive à dire. Comment... comment peut-il réagir comme ça en la voyant pour la première fois depuis sept ans? Sept années durant lesquelles elle a eu longuement le temps de repasser en boucle dans sa tête chaque moment passé avec Tommy, chaque phrase, chaque blague, chaque baiser échangé...

- Tu ferais mieux de rentrer avant que Mosley ne remarque ton absence.

   Elle préférait quand Thomas se contentait d'écrire en silence. A chaque phrase qu'il prononce, elle a l'impression de se prendre un seau d'eau glacée en pleine figure.

- J'ai cru que tu étais mort le soir de l'explosion.

- Je sais.

- Tu savais que je n'étais pas morte, articule-t-elle lentement pour ne pas que sa voix ne monte dans les aigus et trahisse sa gorge serrée.

- Je savais, répète-t-il avec le regard toujours rivé sur ses papiers.

- Tu savais que j'étais rentrée à Smethwick.

- Je savais.

- Pourquoi?

   Elle ne saurait dire à quoi elle fait précisément référence. Pourquoi tu n'as pas essayé de me retrouver? Pourquoi il a fallu attendre que ce soit Oswald qui m'apprenne que tu n'étais pas mort? 

   Pourquoi tu es comme ça?

   Il ne répond pas. Pendant un moment qui lui semble durer une éternité, elle le regarde continuer à noter Dieu sait quoi sur le papier. 

   Ses cheveux sont coiffés de la même façon qu'il y a sept ans, plus courts sur les côtés et... Non, pas la dernière fois qu'elle l'a vu. La dernière fois qu'elle l'a vu, c'était elle qui se chargeait de lui couper les cheveux et le résultat était quelque peu inégal. Là, tout a l'air parfaitement droit.

   Ses vêtements aussi ont changé. Bien sûr, il n'allait pas porter son uniforme de soldat après la guerre, mais... Alma ne sait pas réellement ce qu'est censé porter un bookmaker de Small Heath, mais ce n'est certainement pas ça. Sans être tape à l'œil - bien au contraire, la teinte de gris sombre se fond certainement bien dans la grisaille du quartier -, cela se voit que le tissus est de qualité et à la façon dont la veste tombe parfaitement sur ses épaules, c'est probablement du sur mesure. 

   Tout a l'air beaucoup trop cher pour Small Heath. Le cadre doré encadrant le tableau suspendu sur le mur derrière lui - un paysage hivernal quelconque qu'elle croit avoir déjà vu quelque part, le bureau poli en bois massif, la plume à encre entre ses doigts...

   La plume à encre entre ses doigts.

- Je t'avais dit que tu allais pouvoir écrire à nouveau, dit-elle finalement sur un ton un peu plus assuré qu'avant. Mes points de suture n'étaient visiblement pas si mal faits que ça.

- Tu les a très bien faits, annonce-t-il sur un ton qui n'est plus aussi froid mais d'autant plus distant, je n'ai presque plus de cicatrice.

   Sur ce, il ferme son stylo et se lève de son fauteuil tout en prenant une pile de documents avec lui. Il fait alors quelque chose qu'Alma attendait depuis avoir mis les pieds dans cette pièce : il se dirige vers elle. Il se dirige vers elle, sans la regarder, certes, mais au moins, il...

   ... passe à côté d'elle pour sortir du bureau. Mais avant qu'Alma n'ait le temps de se reprendre un énième seau d'eau glacée en pleine figure, il s'interrompt dans son mouvement un centimètre avant que sa main ne touche la poignée - la main où elle lui avait fait des points de suture complètement de travers entre le pouce et l'index.

   Et il se retourne. Et il la regarde. Et elle le regarde. 

   Et elle ne reconnaît pas ces yeux.

- Tu ferais mieux de partir avant que les gens ne commencent à démonter des pièces de ta voiture pour les revendre. Ce n'est pas prudent de laisser un engin de ce type seul sans surveillance dans le coin.

- Tu vas où? lui demande-t-elle d'une voix qui lui paraît beaucoup trop désespérée à son goût, mais elle n'est plus à ça près.

- J'ai du travail.

   Il ouvre la porte.

- Mais...

- Tu sais ce qu'il y a écrit dans mon agenda? lui demande-t-il en la regardant droit dans les yeux sur un ton un peu brusque. 9 septembre, Mosleys 18h30. Tu es une Mosley, ou bien? (Il marque une pause, comme si elle était censé répondre à cette question.) Et quelle heure est-il, hein? Pas 18h30. 

   Sur ce, il quitte la pièce et s'éloigne dans le couloir en la laissant plantée sur place.

   Alma n'a pas le temps de réaliser ce qu'il vient de se passer. La façon dont Thomas Shelby vient de l'ignorer d'une façon qu'elle n'aurait pas imaginée possible pour tout l'or du monde.

   Non, elle ne pense pas à ça. A la place, ce soit trois syllabes en particulier qui se répètent dans son esprit.

   9 septembre. On est le 9 septembre.

   Aujourd'hui, cela fait sept ans pile qu'elle a parlé pour la première fois à Thomas Shelby.


Thomas Shelby » Peaky BlindersWhere stories live. Discover now