▬ Chapitre 2 : Alma.

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- Thomas Shelby? répète-t-elle. Mais c'est... c'est impossible.

   Alma ne se souvient pas de la dernière fois qu'elle a prononcé ce nom à voix haute. Lorsqu'elle en articule les syllabes, elle a l'impression d'avoir quelque chose de rouillé dans la bouche.

- Thomas Shelby, confirme Oswald en mettant les mains dans les poches de son pantalon. Il vient dîner ce soir, vers 18h30.

   Heureusement qu'Alma était encore assise à la table du petit déjeuner, car elle n'aurait pas tenu debout. Pourtant, elle peut voir du sang, recoudre de la peau déchirée et a même amputé quatre doigts à un soldat une fois sans que cela ne lui retourne l'estomac, mais là...

   Thomas Shelby est mort. 

   Il est mort le 18 décembre 1918, un peu avant 17 heures. Elle ne se souvient pas de l'heure exacte, mais estime qu'il devait être 16h51 ou 52. 

   16h51 ou 52. Sa dernière minute du soldat.

   C'est impossible.

   Alma tourne la tête vers son frère. Il a presque l'air amusé par la situation.

- Mais... il est mort, articule-t-elle finalement. 

- L'est-il? Parce qu'il avait l'air plutôt vivant quand je l'ai vu la semaine dernière.

- Tu l'as vu la semaine dernière?

   Impossible. A chaque fois qu'il y a de l'orage, le grondement du tonnerre rappelle à Alma le jour où il est mort. 

- Mets la robe rouge ce soir, répète Oswald en s'éloignant. J'ai entendu dire que c'était sa couleur préférée.

- Il est mort, insiste-t-elle en se levant pour rattraper son frère. Ossie, il est mort!

   Mais Oswald ne se laisse pas perturber et continue de marcher. Alma presse le pas jusqu'à le dépasser et s'arrête devant lui pour lui barrer la route. En la voyant apparaître dans son champ de vision, il soupire en faisant un pas sur la gauche pour l'esquiver, mais elle est plus rapide et lui bloque le chemin.

- Alma, il faut que j'aille travailler. On m'attend.

- Pourquoi est-ce que tu dis qu'il n'est pas mort? insiste-t-elle, la gorge serrée. Est-ce que tu trouves ça drôle? Même pour toi, c'est pathétique.

   Jamais elle n'aurait osé s'adresser à son frère comme ça. Jamais - ça n'aurait été qu'une satisfaction temporaire qui lui aurait fait des ennuis pour les trois prochains mois à venir au minimum.

   Mais il n'a jamais été aussi cruel. 

- Oh, moi je suis pathétique? grince-t-il entre ses dents. Moi? (Il la fusille du regard, mais Alma ne bronche pas.) N'ai-je pas été d'une générosité extrême à t'accueillir sous mon toit après toutes ces années, après tout ce que tu as fait? Mais tu as peut-être raison, peut-être que c'était pathétique de ma part de penser qu'une pauvre fille comme toi puisse se sentir redevable envers tout ce que j'ai toujours -

- Pourquoi est-ce que tu dis qu'il n'est pas mort? l'interrompt-elle plus brusquement qu'elle ne l'a jamais fait. Pourquoi est-ce que tu as toujours besoin d'être comme ça, Ossie, aussi...

- Parce qu'il n'est pas mort! (Il a presque crié cette phrase et Alma a par réflexe fait un pas en arrière.) Il n'est pas mort et il ne l'a jamais été. 

   A cet instant, Alma déteste son frère, mais elle ne le déteste pas autant qu'elle ne se déteste elle même. Elle se déteste pour la pointe d'espoir qu'elle sent grandir en elle, le même stupide espoir qui réapparait de temps à autres quand elle voit au loin un homme de dos qui ressemble vaguement à Thomas Shelby.

   Car peu importe combien de fois elle tombera dans le piège de ce mirage, ce n'est jamais lui. Jamais.

- Ce n'est pas vrai - (Elle secoue la tête, clignant des paupières pour lutter contre les larmes.) - je l'ai vu mourir, il était...

- Monsieur Shelby se porte comme un charme depuis qu'il est revenu de la guerre, soupire un Oswald qui a à nouveau l'air plus las qu'autre chose. Il...

- Arrête, Ossie. (Elle lève un peu les avant-bras , puis les baisse en fermant ses mains.) Je ne veux pas - arrête de parler. 

   Sans savoir comment ses pieds font pour se mettre en route, elle se retourne et disparaît dans le couloir. Elle ne veut pas entendre parler de... elle ne peut pas entendre ça. A chaque fois qu'elle croit croiser Thomas Shelby dans la rue et que ce n'est finalement pas lui, elle a l'impression de le perdre une fois de plus. Une fois, puis une autre, puis une autre et une autre encore et encore une et...

   Cela ne s'arrête pas. Alma a perdu plus de personnes dans sa vie qu'elle ne peut compter, a porté tellement de fois des habits de deuil que sa garde-robe ne contient presque que du noir, mais...

   Les premiers mois suivant le décès de leur père étaient horrible - un accident d'automobile quand elle avait seize ans - et elle ne pensait pas que la tristesse allait la quitter un jour. Idem lorsque leur jeune sœur Elizabeth et la meilleure amie d'Alma, Maggie, sont toutes les deux mortes à trois jours d'intervalle lorsque la tuberculose a frappé la région. De même lorsque Sarah, l'ainée d'Alma d'un an, les a quittés quand elle avait 13 ans, de la tuberculose elle aussi, et pareil pour les jumelles Mildred et Helen, qui étaient respectivement en quatrième et cinquième - ou cinquième et quatrième - position dans la fratrie et qui sont décédées de la rougeole quand Alma avait onze ans - Alma aussi avait attrapé la maladie, mais elle a survécu, même si...

   Son cœur se serre toujours encore quand elle pense à son père, à ses sœurs, à Maggie. Mais elle s'en est remis - cela lui a toujours pris plusieurs mois, mais elle s'en est remis.

   En revanche, elle doute pouvoir se remettre de la mort de Thomas Shelby un jour. Car à la différence des autres décès qu'elle a pleuré, celui de Thomas Shelby était entièrement de sa faute à elle.

- Alma, attends.

   Il lui faut une seconde pour réaliser qu'elle était restée plantée devant l'escalier, un pied posé sur la première marche. Oswald la rejoint et pose une main sur la rampe à côté d'elle pour lui bloquer le passage.

- Je ne plaisante pas, continue-t-il en cherchant son regard. Thomas Shelby est vivant et il vient ici ce soir. Je le jure sur la tombe de notre mère.

   Alma a envie de le croire. Oh, comme elle en a envie! Mais la chose raisonnable à faire serait d'ignorer Oswald et courir à l'étage se réfugier dans sa chambre, juste le temps qu'elle se remette les idées en place.

   Mais elle n'y arrive pas. C'est trop tentant. Trop beau. 

- Ca n'a pas de sens, dit-elle à la place, comment pourrait-il être en vie alors que...

- Il est rentré de France en 1918, l'interrompt-il avec une touche de pitié dans la voix. Depuis tout ce temps, il vit à Birmingham. Je suis désolé, Alma, mais il n'est pas et n'a probablement jamais été le grand héro que tu imagines.

   Birmingham. Birmingham, c'est à une heure d'ici.

   Ce n'est pas possible. Thomas Shelby ne peut pas être à une heure d'ici, elle ne peut pas avoir été à une heure de Thomas Shelby depuis les cinq mois où elle est rentrée de...

- Je n'ai rien dit parce que tu avais l'air tellement convaincue de sa mort... (Il marque une pause, un sourire désolé aux lèvres.) J'ai fait tout ça pour ton bien.

   A défaut d'avoir une chaise, Alma doit s'appuyer sur la rambarde de l'escalier pour que ses jambes ne la lâchent pas.

- Pour mon bien? articule-t-elle. Pour mon bien? Comment oses-tu...

- Il savait que tu étais rentrée, Alma, la remballe-t-il sur un ton désormais agacé. Mais est-ce qu'il a écrit une seule lettre, passé un seul coup de fil? Non. La vérité, Alma, tu veux la vérité? Je pense que le jour où Thomas Shelby a appris que tu étais de nouveau en Angleterre, c'était certainement un jour très sombre pour lui. Car vois-tu, il a une vie ici, une famille, un fils, et qu'il n'y a pas de place pour cette pauvre fille qu'il a marié Dieu sait où en France juste parce qu'il avait envie de baiser avant de mourir au combat.

Thomas Shelby » Peaky BlindersWhere stories live. Discover now